YAMAGUCHI KATSUHIRO : De l'Atelier Expérimental au Centre des Média et Arts Environnementaux
par Christophe Charles
Attention : dans cette notice, les noms propres suivent la règle japonaise : nom de famille suivi du prénom.
INTRODUCTION
En tant qu'artiste, les activités publiques de Yamaguchi Katsuhiro débutèrent avec la création du groupe Jikken Kôbô (Atelier Expérimental) en 1951. Son nom fut choisi par le poète Takiguchi Shûzô, proche de Breton et de Duchamp, qui introduisit au Japon le surréalisme. Le groupe intermédia qui naquit alors rassemblait poètes, compositeurs, créateurs d'éclairages, photographes, peintres, plasticiens et ingénieurs. Leur première œuvre collective fut la réalisation d'un ballet sur le thème du tableau de Picasso "La joie de vivre", lors de l'exposition rétrospective du peintre qui eut lieu au lendemain de la guerre.
Bien qu'il fut intitulé "Atelier Expérimental", la caractéristique des activités de ce groupe fut de se développer sans utiliser de lieu particulier. Dans le Japon de l'après guerre, il était en effet quasiment impossible de posséder un atelier destiné à la création artistique. La condition qui a véritablement présidé la création du groupe fut l'esprit d'expérimentation artistique commun à chacun de ses membres. La communication entre ces artistes s'est poursuivie, et leurs œuvres continuent d'être présentées aujourd'hui.
Le noyau des activités de Yamaguchi a toujours été orienté vers la création de lieux "magnétiques" destinés aux générations futures. En 1960, il forme le groupe Shûdan Gendai Chôkoku (Groupe Sculpture Contemporaine), en proposant une réflexion sur les lieux possibles de création de la sculpture et de l'environnement. Celui-ci ouvre alors une voie vers les espaces publics à la sculpture japonaise contemporaine. En 1971, Yamaguchi fonde le Video Hiroba (Video Plaza) avec un groupe d'artistes qui pratiquaient l'art vidéo, et en 1981, le groupe Âru-Juni (Arts-Unis), qui devint un véhicule d'activités pour les arts électroniques. Alors qu'il se composait d'artistes venus de domaines artistiques autonomes, infographie, holographie, art cinétique, création d'éclairages ou musique par ordinateur, son but fut d'envisager un lien transversal entre ces territoires spécialisés. À partir des années soixante-dix, la création artistique liée aux médias commençait à opérer des échanges simultanés avec le monde entier, et il fut de moins en moins pertinent d'envisager la situation géographique du Japon comme un handicap. En 1989, dans le prolongement des activités du groupe Arts-Unis, fut créée la Biennale Internationale de Nagoya (ARTEC), et celle-ci devint un des lieux privilégiés de présentation des arts électroniques au Japon.
En tant qu'artiste, Yamaguchi a développé des œuvres depuis les domaines de "l'art et la technologie" jusqu'à ceux des "arts électroniques", et a fondé en 1977 la section Sogô zôkei (Arts plastiques et médias mixtes) à l'université de Tsukuba. Cette section est devenue le premier lieu d'activités pédagogiques dans ce domaine au Japon, Yamaguchi y enseigne jusqu'en 1993. Les ateliers et les laboratoires de vidéo et d'holographie de cette université ont ainsi donné naissance à un "Bauhaus" de l'époque électronique : vingt-six ans après la fondation du Jikken Kôbô, ce sont devenus de véritables "ateliers expérimentaux".
Yamaguchi s'est particulièrement intéressé à l'idée typiquement japonaise de cheminement du corps et du regard. Il déclare cependant avoir été fortement influencé par les travaux de Frederick Kiesler, qui cherchait précisément à recréer ce sentiment de libération, qu'il aime à comparer aux sensations que peut éprouver un fœtus lors de sa vie intra-utérine. Yamaguchi chercha ainsi à réaliser des environnements susceptibles de proposer des données concrètes, perceptibles par les organes sensoriels de l'homme, en utilisant certaines caractéristiques des nouveaux médias. Ce type d'environnement, en forme de "jardin", ne pourrait-il pas constituer un lieu de création et de libération de l'imagination ? L'auteur nomme ce processus "Imaginarium". L'image des jardins, conçus en tant que mécanismes, que Yamaguchi avait donnée à voir dans ses Vitrines, représentations lumineuses de parcs urbains nocturnes, présupposait un monde artificiel. Les "Mirai Teien" se sont constitués à partir d'un prolongement de ces préoccupations, mais, à la différence des "Vitrines", se déploient en tant qu'espaces réels. Ils entretiennent par ailleurs un rapport direct avec le monde naturel.
L'utilisation des dispositifs de création d'images et de sons par le biais d'une programmation informatique, et la combinaison des divers systèmes de production du son avec les médias visuels que sont l'infographie, la vidéo, les générateurs de lasers ou l'holographie, permet de procéder à la création de nouveaux espaces. Ces espaces, que Yamaguchi nomme "jardins", donnent sites à toutes les formes d'expression artistique. Ce "jardin" reprend, pour lui, la tradition des banquets qui avaient lieu dans les cités grecques, celle des réunions de thé ou des concours de haiku et de renku au Japon, performances grâce auxquelles l'imagination des participants pouvait trouver un libre jaillissement. L'un des idéaux d'un "jardin", est en effet de permettre l'extériorisation de l'imaginaire propre à chaque artiste, en lui offrant d'autres médias.
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Yamaguchi développe depuis 1992 le projet du Geijutsu Mura (Village des arts) à Awajishima, une petite île de l'archipel nippon. Selon le Kojiki (la "Chronique des faits anciens", établie en 712), la déesse Izanami et le dieu Izanagi remuèrent les eaux marines depuis le ciel à l'aide d'une longue hallebarde, jusqu'à former la première terre de l'archipel, Awaji. L'île d'Awaji, qui se trouve en fa ce de Kôbe, est aujourd'hui en passe de devenir un lieu d'échanges à haute vitesse, à l'échelle nationale comme internationale : l'évolution des réseaux électroniques lui permettra de développer un environnement informatique qui n'aura rien à envier à celui des grandes villes. Il s'agit d'un projet d'"artistes en résidence" qui prévoit des habitations, des ateliers, ainsi que des entrepôts et des espaces d'exposition pour les œuvres : le Kankyô Geijutsu Media Center/C.E.A.M. (Centre des Médias et Arts Environnementaux) propose de réfléchir aux possibilités de création artistique liée à l'environnement et aux médias, dans un espace entouré de paysages naturels.
L'activité artistique ne saurait en effet se déployer à partir du seul génie de l'artiste isolé. La clairvoyance de celui-ci a besoin de s'affiner au contact d'autres créateurs. Yamaguchi veut, avec son "village des arts", créer un environnement propice à l'entrecroisement des énergies ; mais celles-ci ne seront efficacement stimulées que si le champ magnétique qu'elles suscitent trouve à s'irradier sur le plan collectif. Le Jikken Kôbô créé en 1951 n'avait pu véritablement essaimer, car la situation de l'après-guerre l'en avait empêché. Ce n'était pas tant le lieu concret que la communauté de l'esprit d'expérimentation qui en constituait alors l'élément vital. L'"atelier" était en quelque sorte virtuel : il existait à l'intérieur de telles idées. Le Geijutsumura des années quatre-vingt-dix peut être en revanche considéré comme porteur, à terme, d'un œcuménisme décisif ; il devrait pouvoir actualiser la sensibilité artistique de son fondateur à l'échelle d'une mégapole.
© Leonardo/Olats & Christophe Charles, octobre 2002
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