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1. INTRODUCTION
En préliminaire, un constat : l’histoire des digital performances, dont on s’accorde à dire qu’elle commence en 1956 avec CYSP1de Nicolas Schöffer, a rarement eu lieu dans les théâtres institutionnels. Elle s’est au contraire développée à la marge, dans des festivals ou des événements qui tiennent davantage de la manifestation culturelle grand public, comme les expositions universelles ou les jeux olympiques.
J’évoque ici quelques-unes des toutes premières expériences de digital performances pendant la fin des années 1950 et les années 1960, bien avant l’accès généralisé à l’informatique, à une époque où travailler avec un ordinateur nécessitait la collaboration de centres de recherche pointus et de moyens considérables. À partir des années 1970, les expériences se multiplient. L’accès aux « ordinateurs personnels » au début des années 1980, le développement d’Internet et la baisse du coût du matériel dans les années 1990 permettent un large développement des digital performances.
Les premières expériences ont lieu à la fois en Europe et aux États-Unis et concernent principalement la danse. Il existe également des tentatives au Japon autour de Katsuhiro Yamaguchi ou encore en Australie avec Philippa Cullens au début des années 1970. [1]
Jones Stephen, « Philippa Cullen: Dancing the Music », in Leonardo, déc. 2004, Vol. 14, pp. 65-73.
Elles sont le fait d’un petit groupe d’artistes qui, au contact de l’informatique naissante, se passionnent pour ses promesses et souhaitent l’intégrer, ou du moins la confronter, à leur pratique artistique. La danse, bien plus rapidement que le théâtre (à quelques exceptions près), s’est confrontée aux technologies informatiques. L’une des explications réside dans le fait que les chorégraphes ayant une relation privilégiée avec les recherches des compositeurs des années 1950 (le duo Cunningham – Cage en est l’exemple le plus célèbre) sont sensibilisés plus vite à ces questions. Ainsi, l’une des premières pièces chorégraphiques ayant recours à de la musique électronique est Theater Piece n°2 de la chorégraphe américaine Doris Humphrey, avec une composition de Otto Luening en 1956.
2. NICOLAS SCHÖFFER, CYSP 1, 1956
En 1956 a lieu ce qui est considéré par les historiens des arts et des technologies comme le premier spectacle mêlant danse et électronique. CYSP 1 – pour les premières lettres de Cybernétique et Spatiodynamique – est une sculpture cinétique créée par Nicolas Schöffer avec la collaboration de la société Philips. En 1956, elle évolue dans un ballet du même nom chorégraphié par Maurice Béjart. On retrouve ici les ingrédients des futurs spectacles intégrant des technologies numériques : la collaboration non seulement entre artistes de différentes disciplines mais aussi avec des ingénieurs ; la recherche et la mise en œuvre de technologies de pointe ; et, surtout, la question de la relation entre les machines, l’environnement scénique et les interprètes.
Dès la fin des années 1940, Nicolas Schöffer, plasticien français d’origine hongroise, s’intéresse à la cybernétique et cherche à en appliquer les principes dans ses œuvres, en particulier dans des sculptures cinétiques qui répondent à leur environnement. En introduisant dans ses réalisations l’interactivité et la programmation, il devient l’un des précurseurs de l’art numérique. C’est ainsi qu’il conçoit dès 1955 plusieurs « Tours cybernétiques spatiodynamiques et sonores », notamment en collaboration avec le compositeur Pierre Henry. La sculpture mobile et autonome CYSP 1 s’inscrit dans cet axe de recherche. Elle est ainsi décrite par Philips :
« Un cerveau électronique, étudié et mis au point par nos ingénieurs, lui donne la possibilité de se déplacer, de tourner sur elle-même et d'animer les seize éléments mobiles qu'elle porte, à diverses vitesses. Chacun des mouvements est déclenché par des signaux lumineux ou sonores, captés par des cellules photoélectriques et des microphones intégrés dans l'ensemble, ce qui donne à l'appareil une sensibilité quasi organique. Le danseur cybernétique "CYSP 1" se déplacera et s'animera suivant le déroulement du scénario lumineux et sonore conçu par le chorégraphe. » [2]
La sculpture est sensible à son environnement : elle s’anime à la lumière bleue ou au silence, se calme à la lumière rouge et au bruit.
Nicolas Schöffer, CYSP 1 (1956)
CYSP 1 fait sa première apparition, alors seule en scène, lors de la « Nuit de la Poésie » au Théâtre Sarah Bernhardt à Paris en 1956. On la retrouve quelques mois plus tard dans un pas de deux avec des danseurs de Maurice Béjart, sur le toit de la Cité Radieuse de Le Corbusier, à Marseille, lors du Festival d'Art d'Avant Garde organisé par Jacques Polieri. La collaboration entre Maurice Béjart et Nicolas Schöffer avait commencé en 1954, autour d’une confrontation dans l’atelier du plasticien entre les danseurs et les sculptures abstraites, la courbe et l’orthogonalité, le vivant et l’artificiel. Une troisième apparition a lieu en 1957 au théâtre municipal d’Evreux, dans un « spectacle cybernétique » dont la partition musicale est créée par Pierre Henry.
Les mouvements de CYSP 1, sa dynamique et son autonomie, et surtout la part d’indétermination de ses réactions grâce au recours à la cybernétique, en font un danseur à part entière, et Nicolas Schöffer envisage d’emblée des chorégraphies pour plusieurs robots-danseurs (Reuben Hoggett a réuni une importante documentation à ce sujet). Mais il faudra attendre 1973, avec « l’opéra luminodynamique cybernétique » Kyldex 1 (chorégraphie d’Alwin Nikolaïs et musique de Pierre Henry), pour que cette ambition puisse se réaliser.
Nicolas Schöffer, Kyldex 1
3. NAM JUNE PAIK ET CHARLOTTE MOORMAN, ROBOT OPERA, 1964
En 1964, Nam June Paik crée avec Shuya Abe le robot K-456, qu’il considère comme le « premier artiste scénique non-humain ». Le robot se produit dans les rues, proférant des discours enregistrés de John Kennedy, et sur scène. Il interprète aux côtés de Paik et Charlotte Moorman Robot Opera, joué pour la première fois en 1964 à la Judson Church dans le cadre du New York Avant-Garde Festival.
Nam June Paik et Shuya Abe, K-456, 1964
4. MICHAEL NOLL, COMPUTER GENERATED BALLET, 1965
Michael Noll, ingénieur américain travaillant pour les laboratoires Bell, est l’un des auteurs des premiers films de synthèse réalisés par ordinateur. En 1965, il réalise Computer Generated Ballet, un film présentant une chorégraphie entièrement réalisée par ordinateur qu’il présente, entre autres chorégraphes, à Merce Cunningham. Six figurines évoluent sur une scène représentée de manière schématique. Les déplacements dans l’espace, bien plus que les gestes (qui se résument à avoir les bras levés ou le long du corps), sont l’objet du programme. Deux versions sont créées : une pour écran vidéo standard, une pour vision stéréoscopique. En janvier 1967, il explicite sa démarche dans un article intitulé « Choreography and Computers » publié dans Dance Magazine. Selon lui, les chorégraphes auraient tout intérêt à s’emparer de ce logiciel pour leurs créations. Le propos de Michael Noll est de générer des chorégraphies grâce à la programmation numérique, anticipant ainsi à la fois les chorégraphies d’êtres virtuels réalisés dans les années 1990 et 2000 ainsi que les logiciels comme Lifeforms.
Michael Noll, Computer Generated Ballet (1965)
5. JOHN CAGE, VARIATIONS V, 1965
Variations V est une performance expressément conçue pour la télévision allemande jouée le 23 juillet 1965 au Lincoln Center à New York. Elle réunit Merce Cunningham (chorégraphie), John Cage (musique), David Tudor et Gordon Mumma (assistants de John Cage), Nam June Paik (images télévisuelles), Stan VanDerBeeck (film), Robert Moog et Billy Klüver (technique). Depuis la régie, Stan VanDerBeeck et Nam June Paik projettent films et images électroniques créées en direct. Variations V est l'une des toutes premières expériences d’utilisation de capteurs dans une chorégraphie. Des cellules photoélectriques déclenchent les sons de John Cage. Ce principe avait été mis au point par Robert Moog et Billy Klüver, lequel décrit ainsi la performance :
« Les sons pour Variations V étaient des émissions de radios à ondes courtes et des enregistrements sonores tels que le tuyau de vidange d’un évier ordinaire de cuisine, un son que John [Cage] aimait particulièrement, selon David [Tudor]. Aux Bell Labs (Murray Hill, N.J., États-Unis) nous avons mis au point dix cellules photoélectriques qui déclenchaient des commutateurs pouvant mettre en marche et arrêter les sons. Elles étaient placées au bord de la scène et déclenchaient ou interrompaient les sons au passage des danseurs. Robert Moog avait également fourni dix antennes capacitives [des theremins, ndt] qui étaient activées lorsque les danseurs passaient à proximité. L’équipement était placé au lointain, derrière les danseurs, et tout le monde y travaillait durant la performance. Sur le mur derrière nous était projeté du matériel filmique de Stan VanDerBeek et de Nam June Paik. » [3]
Cit. in Fetterman William, John Cage's theatre pieces: notations and performances, Amsterdam : Harwood Academic Publishers (Contemporary Music Studies; 11), 1996, pp. 129-130. Traduction de l’auteur.
John Cage, Variations V (1965)
Le mouvement des danseurs permet ainsi d’intervenir directement sur la composition musicale. Dans cette expérience fondatrice, c’est le son qui est manipulé par les danseurs présents sur scène, et non l’image, modifiée depuis la régie. Non sans humour, la pièce s’achève sur un tour de piste de Cunningham, à bicyclette. Variations V apparaît ainsi comme l’un des tous premiers spectacles où la danse engendre la musique, renouvelant ainsi de manière radicale le rapport entre ces deux disciplines artistiques Ö. Un antécédent de ce changement de paradigme est le Terpsitone, un instrument créé par l’inventeur du Theremin, le russe Leon Termen, dans les années 1930. Le Terpsitone se présente comme une plateforme sur laquelle un danseur évolue. En fonction de ses mouvements, il peut créer une mélodie.
Suite à Variations V, une manifestation interdisciplinaire rapprochant théâtre d'avant-garde, danse et technologies contemporaines a lieu à New York en 1966. Evénement majeur dans l'histoire des relations entre arts de la scène et technologie, comme dans l'histoire des nouveaux médias, 9 Evenings : Theatre & Engineering repose sur la collaboration de 10 artistes (David Tudor, John Cage, Yvonne Rainer, Alex Hay, Deborah Hay, Robert Rauschenberg, Öyvind Fahlström, Steve Paxton, Robert Whitman, Lucinda Childs) et d'une trentaine d'ingénieurs de Bell Labs, les laboratoires de recherche de la société Bell Telephone.
Ensemble, ils créent dix performances présentées lors de 9 Evenings : Theatre and Engineering. Si les critiques sont négatives – et c’est un euphémisme – le succès public est au rendez-vous : 10 000 personnes assistent aux représentations, parmi eux de nombreux artistes de la scène new-yorkaise, dont Andy Warhol. Une description détaillée de 9 Evenings est effectuée dans la fiche consacrée à la collaboration artistes-ingénieurs Ö ainsi que sur le site de la Fondation Daniel Langlois.
9 Evenings est l’un des précurseurs les plus importants des Digital performances : la collaboration artiste–ingénieur et les équipes multidisciplinaires, la création d’un environnement scénique interactif, la recherche d’une perception augmentée, la commande à distance et sans fil, ou encore la génération du son par le mouvement dansé sont autant d’axes développés aujourd’hui dans les digital performances.
7. JOSEF SVOBODA
Josef Svoboda (1920-2002) est un scénographe tchèque prolifique : on compte à son actif plus de six cents scénographies pour le théâtre, la danse et l'opéra. Il est notamment reconnu pour ses travaux sur la projection d’images sur scène, lesquels ont donné lieu à la création d’un théâtre reprenant les techniques qu’il a développées : la Laterna Magika, à Prague. Toujours attentif aux évolutions techniques de son époque, Svoboda a cherché à les intégrer dans ses scénographies afin de convertir l’image scénique en « espace dramatique » : la scénographie doit être fonction de l’action dramatique et contribuer à son avènement ; d’où la création de décors mobiles, évoluant au fur et à mesure de la pièce, à la vue du public. Svoboda est également à l’origine de l’un des premiers dispositifs de « film interactif » Ö tout comme l’un des premiers scénographes à utiliser l’image électronique en direct dans un opéra Ö.
À l’occasion des Expositions Universelles de Bruxelles (1958) et de Montréal (1967), Josef Svoboda réalise plusieurs dispositifs faisant appel à des systèmes d’enregistrement et de programmation électroniques. Ils reposent sur la juxtaposition de multiples images projetées, associées à une diffusion sonore perfectionnée. Ces scénographies ont en commun l’absence de l’acteur ou du danseur :
Le Polyécran (1958) doit évoquer pour le pavillon tchèque de l’Exposition Universelle de Bruxelles le Printemps de Prague, sur un scénario d’Emil Radok. Le dispositif mis au point par Svoboda a pour objectif la création d’un nouvel espace scénique à l’aide de projections de films et de diapositives sur huit écrans de différentes formes. Son stéréophonique, projecteurs de films et projecteurs de diapositives sont synchronisés. D’après Denis Bablet, auteur d’une monographie sur Josef Svoboda, le Polyécran de 1958 est commandé par « un dispositif à mémoire ».[4]
Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 186.
À l’Exposition Universelle de Montréal, le Diapolyécran (1967) prolonge et complexifie le Polyécran. Toujours à partir d’un scénario d’Emil Radok, il s’agit cette fois-ci d’évoquer La création du monde. Le Diapolyécran combine « 112 écrans servis par 224 projecteurs susceptibles de projeter 17 920 dias. Le spectacle prévu n’en utilisera d’ailleurs que 12 293 ! » [5]
Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 206.
Les écrans sont mobiles : ils peuvent avancer ou reculer, composant ainsi un véritable mur d’images cinétique. Afin que le spectacle d’une dizaine de minutes puisse avoir lieu plusieurs fois par jour, pour contenter les flots de visiteurs, tout en ayant une synchronisation parfaite des différents éléments, Svoboda aurait utilisé ce qui ressemble à un ordinateur à bandes magnétiques ou à cartes perforées. D’après Denis Bablet, le programme du Diapolyécran est « enregistré sur un film codé que l’on projetait sur un panneau de cellules photoélectriques qui agissaient sur les diverses commandes (mouvement des chariots, allumage et extinction des projecteurs, changement des dias, etc.). À raison de 630 informations par image et d’une image tous les 1/25e de seconde, le film transmettait 9.450.000 instructions en 10 minutes. » [6]
Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 210.
Le « film codé » est sans doute un ruban perforé qui pouvait être lu à la restitution par une cellule photo électrique.
La Polyvision (1967) a également été présentée à l’Exposition Universelle de Montréal. Si le Diapolyécran est une surface, la Polyvision est une scène. Dans un espace cubique, différentes surfaces, pour la plupart mobiles et en volume (cubes, sphères, prismes…) reçoivent les images de 11 projecteurs cinématographiques 35 mm et de 28 projecteurs de diapositives. Ce programme est « enregistré sur un magnétophone à 10 pistes » [7]
Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 206.
. Deux grands miroirs semi-transparents démultipliant les formes mobiles complètent le dispositif. Josef Svoboda avait auparavant utilisé partiellement ces éléments pour différentes scénographies. Ils trouvent ici une nouvelle ampleur dans ce kaléidoscope réalisé à la gloire de la Tchécoslovaquie.
Polyécran, Diapolyécran et Polyvision trouveront de multiples prolongement dans les réalisations ultérieures de Svoboda, qu’il s’agisse de scénographies comprenant de véritables murs d’images dont le rythme de projection accompagne l’évolution dramatique (Les soldats, 1969) ou le recours à l’électronique pour résoudre des problèmes techniques complexes (par exemple l’utilisation d’un système de mémoire électronique pour les lumières des Propriétaires des clés en 1962).
Josef Svoboda, documentaire.
8. JACQUES POLIERI
Le metteur en scène, scénographe et théoricien français Jacques Polieri (1928-2011) a produit l’une des œuvres les plus fécondes pour ce qui concerne les relations entre arts de la scène et technologies numériques. En 1956, il fonde avec Le Corbusier le « festival de l'art d'Avant-Garde » à la cité radieuse de Marseille, où est présenté CYSP 1Ö. Le festival connaîtra deux autres éditions, à Nantes en 1958 et à Paris en 1960. Cette manifestation est l’occasion de réunir toutes les disciplines (musique, danse, architecture, peinture, sculpture, cinéma, poésie…) et de nombreux artistes, souvent au début de leur carrière : Jean-Michel Atlan, Hans Hartung, Pierre Soulages, Jean Fautrier, Serge Poliakoff, Yves Klein, Jean Tinguely, Arman, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Raymond Hains, Jacques Villeglé, César, Olivier Messiaen, Jean Barraqué, Maurice Béjart, Maximilien Decroux… Les artistes qui commencent à intégrer l’électronique voire l’informatique dans leurs œuvres et leur démarche sont présents : Nicolas Schöffer, Frank Malina, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, John Cage, Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Norman McLaren. Abraham Moles, qui publiera Art et ordinateur en 1971, est également présent.
Nous avons vu l’intérêt de Polieri pour l’image électronique dès le début des années 1950 et son intégration dans différents spectacles et « jeux de communication » Ö. Ses réflexions se prolongent dans les recherches qu’il mène sur le « théâtre du mouvement total ». Polieri construit son premier théâtre annulaire mobile en 1960 à Paris, dans lequel le public est entouré par un spectacle qui tourne autour de lui. Une seconde version voit le jour à Grenoble en 1968, théâtre qui sera détruit en 2004. Il imagine plusieurs théâtres sphériques dont l’aboutissement est le « théâtre du mouvement total » réalisé pour l'Exposition universelle d'Osaka en 1970. Dans ce théâtre, le public est placé sur trois plateformes télescopiques mobiles au milieu d’un espace cylindrique recouvert d’un dôme. Toute la surface du cylindre peut recevoir des projections d’images, à 360°. Lumières, sons, projections, mouvements des plateformes contribuent à un théâtre immersif dans lequel le spectateur est littéralement plongé. Polieri précise que « la télécommande préenregistrée du son (stéréophonie, 1780 sources sonores) et des images s’effectue par ordinateur. » [8]
Polieri Jacques, Jeu(x) de communication, Paris : Denoël/Gonthier, 1981, p. 101.
Le « théâtre du mouvement total » d’Osaka n’est pas la première utilisation de l’ordinateur par Polieri. Dans ce cas précis, il a recours à l’informatique pour des solutions de mémorisation, de programmation et de synchronisation (de la même façon que Svoboda pour le DiapolyécranÖ. Pourtant, ce qui l’intéresse dans l’emploi d’un ordinateur n’est pas tant sa capacité à résoudre des problèmes techniques que sa capacité à épuiser toutes les combinaisons possibles d’une situation donnée, et ceci afin de renouveler l’écriture du théâtre dans son ensemble.
L’exploration de la combinatoire est une constante de l’œuvre de Polieri :
Dès 1956, il appelle à la recherche d’une « véritable notion mathématique de l’espace scénique. » [9]
Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 26.
Plus tard, dans les recherches sur la « systématisation de l’espace scénographique » [10]
Polieri Jacques, « Systématisation de l’espace scénographique », in Scénographie nouvelle, Architecture d'Aujourd’hui, 1963 ; réédition revue, corrigée et augmentée sous le titre Scénographie. Théâtre, cinéma, télévision, Paris : Jean-Michel Place, 1990 pp. 156-159.
, exposées en 1963, il établit un catalogue de toutes les combinaisons possibles des relations scène-salle.
Plusieurs mises en scène des années 1960 reposent sur une approche combinatoire : déplacement des acteurs (Mobile, texte de Michel Butor, 1962) ; déplacement des acteurs, espace éclaté et système de notation (Gamme de 7, 1964 et 1967) ; scénographie et images projetées (Le Livre de Mallarmé, 1967). Polieri note à propos du Livre que « les machines électroniques permettraient aujourd’hui d’envisager la réalisation d’une telle œuvre » [11]
Polieri Jacques, « Le Livre de Mallarmé », in Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 138.
. Il se réfère à la capacité de l’ordinateur à calculer toutes les combinatoires.
Les différentes méthodes combinatoires mises en œuvre (en jeu) par Polieri s’appliquent à tous les éléments de la représentation (lumière, scénographie, jeu, projections d’images, son, etc.). Elles font surgir une vision de la mise en scène rationnelle, construite sur des règles géométriques et mathématiques, et non plus sur le texte.
Non seulement Polieri conçoit la mise en scène comme combinatoire, mais il utilise très tôt l’informatique à cette fin. Il est l’un des premiers à montrer dans ses spectacles combien le programme rend indissociable écriture, dramaturgie et mise en scène. De ce point de vue, 1967 et 1968 marquent un tournant, de l’exploration empirique de la combinatoire à sa systématisation grâce à l’utilisation de l’ordinateur.
En 1968, il a recours à l’utilisation d’un ordinateur pour le « ballet-paragramme » inspiré d’un carnet de croquis de Miró, L’Œil oiseau, présenté en juillet 1968 pendant les Nuits de la Fondation Maeght. Avec un ordinateur IBM, il calcule les différentes permutations des lettres composant le mot L’OISEAU, soit 5040 combinaisons différentes. Ces combinaisons lui permettent d’obtenir, en remplaçant les lettres par les chiffres 1 à 7 ou par les sept premières lettres de l’alphabet, des diagrammes dont l’enchaînement permet l’élaboration de la mise en scène. Dans ce spectacle, les capacités combinatoires de l’informatique non seulement fournissent le texte (les 91 anagrammes de L’OISEAU ayant un sens en français), mais également la dramaturgie, la scénographie et la mise en scène :
« Les spectateurs se déplacent d’un lieu à un autre en même temps que l’action, et s’intègrent au même titre que la musique, le texte (poèmes d’André Breton sur la série des Constellations de Miró, 1940-1941) et la danse, dans un ensemble de signes, dont les relations définies par l’ordinateur composent le « paragramme ». » [12]
Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 160.
Références :
9 Evenings Reconsidered : Art, Theatre & Engineering, catalogue d’exposition, Cambridge (MA) : The MIT List Visual Arts Center, 2006.
Nicolas Schöffer, catalogue d’exposition, Les presses du réel, 2004.
Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970 ; réédition L’âge d’homme, 2004.
Lista Marcella, « Expanded Body : Variations V et la conversion des arts à l’ère électronique », in Cahiers du musée national d’art moderne, n° 74, Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou, hiver 2000-2001, pp. 98-119.
Noll Michael, « Choreography and Computers », in Dance Magazine, janvier 1967.
Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971.
Polieri Jacques, Jeu(x) de communication, Paris : Denoël/Gonthier, 1981.
3 Cit. in Fetterman William, John Cage's theatre pieces: notations and performances, Amsterdam : Harwood Academic Publishers (Contemporary Music Studies; 11), 1996, pp. 129-130. Traduction de l’auteur.
4 Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 186.
5 Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 206.
6 Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 210.
7 Bablet Denis, Josef Svoboda, Paris : La Cité, 1970, p. 206.
8 Polieri Jacques, Jeu(x) de communication, Paris : Denoël/Gonthier, 1981, p. 101.
9 Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 26.
10 Polieri Jacques, « Systématisation de l’espace scénographique », in Scénographie nouvelle, Architecture d'Aujourd’hui, 1963 ; réédition revue, corrigée et augmentée sous le titre Scénographie. Théâtre, cinéma, télévision, Paris : Jean-Michel Place, 1990 pp. 156-159.
11 Polieri Jacques, « Le Livre de Mallarmé », in Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 138.
12 Polieri Jacques, Scénographie Sémiographie, Paris : Denoël, 1971, p. 160.