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1. INTRODUCTION
À lire les différents manifestes et textes des metteurs en scène ou des compagnies qui revendiquent l’utilisation des technologies numériques au théâtre, on constate contre toute attente que la disparition de l’interprète n’est jamais un objectif revendiqué. C’est le cas par exemple du manifeste de La Fura dels Baus, Le Théâtre Digital : [1]
J’ai traduit « teatro digital » par théâtre digital et non théâtre numérique, La Fura dels Baus jouant sur le terme digital, qui signifie pour eux à la fois numérique et fait à la main, réalisé avec les doigts.
« Le Théâtre Digital fait référence à un langage binaire qui relie l'organique et le non organique, le matériel et le virtuel, l'acteur en chair et en os et l'avatar, le spectateur présent et l'internaute, la scène physique et le cyberespace. » [2]
Et pourtant, s’il est une question qui a cristallisé les débats entre partisans et opposants des théâtres virtuels, c’est bien celle de la prétendue disparition de l’interprète, conséquence apparemment inéluctable de l’utilisation des outils numériques au théâtre. Certains ont vu dans les ordinateurs la fin de l’acteur et du danseur, leur disparition définitive des planches, leur mise au rebut.
L’acteur est une question centrale et polysémique dans les digital performances :
au sens premier du terme, l’acteur est celui « dont la profession est d'interpréter un personnage dans une pièce de théâtre ou à l'écran. » (Trésor de la Langue Française en ligne ). Le propre de l’acteur, c’est de jouer un rôle. Même lorsque le personnage menace de disparaître et de s’évanouir dans la remise en question du théâtre au XXe siècle, celui-ci demeure l’horizon d’attente de l’acteur.
En informatique, « acteur » est souvent employé à la place du terme « agent », dont il partage la même racine latine. Dans ce sens technique, il s’agit d’une entité logicielle autonome. L’agent accomplit des actions indépendamment de l’intervention de l’utilisateur, par exemple lorsqu’on demande à un logiciel de messagerie de relever les messages toutes les heures.
D’un point de vue plus restrictif sont appelés « acteurs virtuels » des images de synthèse à caractère anthropomorphe – ou non – dotées ou non d’autonomie, autrement dit redoublées ou non par un agent tel que nous venons d’en donner la définition. La création de tels acteurs est devenue une préoccupation essentielle : acteurs en images de synthèse pour des superproductions cinématographiques ou encore pour les jeux vidéo, acteurs-robots – « chatterbots » ou encore « bots » – pour guider l’internaute dans des chats ou sur des sites commerciaux, acteurs-avatars des mondes virtuels, etc.
Une question hante les rapports entre les arts de la scène et les technologies numériques : ces dernières vont-elles entraîner la disparition de l’acteur, au sens premier du terme, celui d’interprète de chair et d’os ? Sera-t-il bientôt remplacé par des machines ou encore par des acteurs virtuels ?
Deux types de digital performances semblent accréditer ce phénomène : les spectacles faisant intervenir des robots et ceux faisant intervenir des acteurs de synthèse. Nous verrons que le plus souvent, malgré une apparente autonomie, robots et acteurs de synthèse impliquent l’intervention d’interprètes soit au moment de leur création, soit au moment de la représentation. En filigrane de la supposée disparition de l’interprète, c’est la question de la présence – et de la co-présence qui serait consubstantielle aux arts de la scène – qui est posée.
2. SPECTACLES DE ROBOTS
Plusieurs spectacles dans les années 2000 ont défrayé la chronique en se présentant comme des pièces sans acteur :
Dans Les aveugles(2002), mis en scène par Denis Marleau Ö 12 personnages d’hommes et de femmes sont projetés sur des masques ;
Heiner Goebbels met en scène pianos démembrés et autres machines sonores et visuelles dans Stifters Dinge (2007) ;
Heiner Goebbels, Stifters Dinge (2007)
Dans Actor #1 (2010), Kris Verdonck invite le spectateur à observer un paysage de nuages, puis un « Huminid » vidéo-projeté - un homoncule entre l’homme et la marionnette - et enfin un robot (« Dancer #3 ») qui tente de se tenir à la verticale.
Kris Verdonck, Actor #1 (2010), Huminid
Kris Verdonck, Actor #1 (2010), Dancer #3
A haute saveur technologique, ces œuvres semblent accomplir ce que les thuriféraires des arts numériques auguraient : l’éviction de la présence humaine hic et nunc sur le plateau, et son remplacement par des machines. Quelques groupes d’artistes se sont fait une spécialité de ces théâtres de robots :
Amorphic Robot Works est une compagnie new-yorkaise fondée et dirigée par Chico MacMurtrie en 1992 afin de réaliser des robots pour des installations et des spectacles. En plusieurs années, plus d’une centaine de robots ont été fabriqués, avec le concours d’ingénieurs et de techniciens. Le premier spectacle de la compagnie, Ancestral Path, créé à San Francisco en 1996, fait intervenir une soixantaine de robots anthropomorphes, de quelques dizaines de centimètres à trois mètres de haut. Chacun d’entre eux est doté d’une personnalité et d’un rôle défini que l’on retrouve dans le nom que leur attribue la compagnie : Sub-human drawing, Tumbling Man, Super Dog Monkey… Pendant une heure, ces robots se livrent à un rituel tribal jusqu’à la « mise à mort » de l’un d’entre eux, un géant rempli d’air qu’ils dégonflent. Les automates produisent tous les sons du spectacle, qu’il s’agisse de leur mécanisme (bruits de piston, grincement du métal…) ou des percussions qu’ils frappent. Malgré leur apparente autonomie, ils sont tous reliés par des câbles MIDI à une régie centrale qui permet aux techniciens, sous la houlette de Chico MacMurtrie, de contrôler leurs déplacements et leurs actions en temps réel. La visibilité de l’imposante régie et des câbles qui relient les robots aux ordinateurs permet de conserver un lien entre l’objet inanimé et son manipulateur ainsi qu’une référence diffuse à l’art de la marionnette dans l’imaginaire du spectateur. Chico MacMurtrie intègre dans certains de ses robots des éléments d’intelligence artificielle qui leur permettent de prendre des initiatives personnelles, en fonction du contexte dans lequel ils évoluent.
Chico MacMurtrie, Ancestral Path (1996)
Deux artistes canadiens, Louis-Philippe Demers et Bill Vorn, ont créé plusieurs spectacles où les robots semblent les moteurs de l’action dramatique. Il s’agit bien d’apparences, car les mouvements des robots ont été soigneusement chorégraphiés et enregistrés. C’est l’absence de tout être humain sur le plateau, et la régie placée en coulisses qui donnent au spectateur l’impression que les robots sont autonomes. Louis-Philippe Demers est informaticien, scénographe et concepteur de lumières, tandis que Bill Vorn vient de la scène musicale. Engagés dans l’art robotique au début des années 1990, ils ont collaboré pour la création du Procèsd’après Kafka. Ce spectacle est l’un des numéros du cabaret technologique de Robert Lepage, Zulu Time, créé en 1999. Par la suite, Le Procès a souvent été présenté indépendamment de ce dernier. Le dispositif et l’esthétique de L’Assemblée, créé en 2001, sont très proches du Procès. Dans les deux cas, les robots sont des bras articulés munis d’éclairage qui se déplacent au-dessus de spectateurs. Ces deux spectacles confrontent directement le spectateur aux robots en le plaçant dans une situation d’immersion.
Louis-Philippe Demers et Bill Vorn, Le Procès (1999)
Dans L’Assemblée, les spectateurs sont regroupés au centre d’une structure métallique sur laquelle sont fixés les 48 robots qui les surplombent. Cernés par cette assemblée machinique et oppressante, ils sont violemment éclairés par les projecteurs montés sur les « têtes » des robots, et filmés par des caméras de télésurveillance dont les images sont projetées en direct sur les quatre écrans géants qui entourent le dispositif. Dans les spectacles de Louis-Philippe Demers et Bill Vorn, les robots ont pris le pouvoir sur les hommes et les scrutent.
Les spectacles de robots ne sont pas nés avec le numérique : les automates et les « pièces à machine » Ö peuplent toute l’histoire du théâtre. Les technologies numériques et les réseaux prolongent et renouvellent cette histoire. CYSP1Ö, considérée comme la première digital performance, faisait déjà intervenir un robot danseur, évoluant parmi des danseurs du corps de ballet de Maurice Béjart. Pour les différentes expériences menées dans les années 1960 et suivantes, je renvoie au site abondamment illustré de Reuben Hoggett.
Outre les spectacles sans acteurs, partie immergée de l’iceberg, les machinations numériques vont bon train dans un domaine florissant : les spectacles faisant intervenir des robots, en relation avec des interprètes de chair et d’os. Encore faut-il s’entendre sur la définition du terme robot. Détour par le Petit Robert : « machine, automate à l’aspect humain, capable de se mouvoir et d’agir ». En tant que tel, en termes de robot, ces œuvres font davantage intervenir des machines commandées à distance, et qui n’ont pas toujours apparence humaine :
Jean-Marc Matos, pour l’une de ses premières chorégraphies, Talos et Koïne (1988), conçoit un « ballet électronique » pour quatre danseurs et un robot.
Jean-Marc Matos, Talos et Koïne (1988)
Zaven Paré est le créateur de plusieurs « marionnettes électroniques » composées d’éléments mécaniques et d’images vidéo qui interviennent dans les spectacles qu’il met en scène, comme par exemple
The Theatre of the Ears de Valère Novarina (1999).
Zaven Paré, The Theatre of the Ears (1999)
Dans Eraritjaritjaka(2004) d’Heiner Goebbels, le comédien André Wilms s’adresse à une machine, en l’occurrence un projecteur de poursuite commandé à distance (dans le texte de d’Elias Canetti sur lequel est basé cette pièce, un homme converse avec un chien).
Le chorégraphe Boris Charmatz dans Régi(2005) puis dans Enfant (2011) fait intervenir des machines auxquelles sont suspendus les corps inertes des danseurs.
Aujourd’hui considéré comme les premières œuvres pour androïdes, Les trois sœurs version Androïde(2012)et Sayonara (2010), pièces mises en scène par Oriza Hirata, font intervenir les robots conçus par le professeur Hiroshi Ishiguro, internationalement connu pour son « géminoïde », un robot conçu à sa propre image, véritable alter ego de son créateur. La particularité de ces pièces de théâtre est de faire jouer aux androïdes leur propre rôle : ils ne remplacent pas un acteur. Malgré l’apparente autonomie des robots, ceux-ci sont contrôlés en coulisse par des comédiens, dont la voix et les mouvements sont transmis à la machine qui les reproduit fidèlement.
Oriza Hirata, Sayonara (2010)
Zaven Paré, mentionné plus haut, s’est également confronté aux robots hyperréalistes de Hiroshi Ishiguro. Boursier de la Japan Society for Promotion of Science (JSPS), il fréquente le géminoïde en tant que Robot Drama Researcher. Il met en place une série d’expériences afin d’observer les interactions entre un humain et un humanoïde et ce faisant, interroger l’effet de présence.
Zaven Paré, The Robot and the Apple (2009)
Parfois, au-delà du dialogue humain-machine, c’est l’hybridation entre les deux qui est mise en scène, avec l’apparition de créatures étranges et futuristes, les cyborgs, dans une interrogation sans cesse renouvelée sur le devenir du corps. Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises Stelarc et Marcel.lí Antúñez Ö. Plusieurs chorégraphies mettent en scène des corps hybridés avec les machines, des corps augmentés par des prothèses ou des capteurs qui impliquent une relecture complète des appuis, du poids, de la mobilité, de la géométrie comme Body Remix/Goldberg Variations (2005) de Marie Chouinard ou encore Nemesis (2002) de la compagnie Random Dance.
Marie Chouinard, Body Remix/Goldberg Variations (2005)
D’autres, de manière moins ostentatoire, interrogent ce que provoquent dans nos propres corps les corps numériques. Ainsi Mylène Benoit, dans Effet Papillon (2007), demande à ses danseuses d’incorporer les avatars des jeux vidéo, d’intégrer / ingérer leur immortalité, leur toute puissance.
Mylène Benoit, Effet Papillon (2007)
Dans la confrontation des corps et des machines, ces différents spectacles convient à une réflexion sur ce qu’il y a dans l’homme de spécifiquement humain. Ainsi, Jean-François Peyret estime que :
« Le comédien aussi est une machine. Prenez le problème de la mémoire, chez le comédien, c'est une prouesse technique. Ingurgiter un texte qui n'est pas de soi, et s'agiter avec, ce n'est pas naturel. C'est technique. Et comment, après cet apprentissage machinique, peut-on être capable de se dire : cette restitution est vivante ou ne l'est pas. Est-ce qu'un bon comédien est vivant ou pas ? C'est aussi compliqué qu'un test de Turing. » [3]
Autrement dit, l’acteur est-il une machine ou bien un être mené par les affects ? Cette question a pour corollaire la suivante : faut-il préférer un automate à un acteur en chair et en os ? Ou encore : la machine est-elle vivante ?
3. ACTEURS VIRTUELS
Descendant également de l’automate, l’acteur virtuel est dans le monde numérique l’alter ego du robot dans le monde physique. L’un habite le monde physique, est constitué d’un assemblage de pièces mécaniques, de métal et de plastique ; l’autre connaît une existence faite de symboles.
Les acteurs virtuels sont en général connus sous leur forme anthropomorphique, plus ou moins réaliste. Au cinéma, toute une génération d’acteurs virtuels tend à se confondre avec des acteurs de chair et d’os. Aki Ross, héroïne du film Final Fantasy : les créatures de l'esprit, est une actrice virtuelle créeé en 2001 à partir du célèbre jeu vidéo du même nom. Ce qui fascine les spectateurs de ce film entièrement réalisé en images de synthèse, c’est que l’on puisse confondre un acteur virtuel avec un acteur réel. Sa facture est à ce point réaliste – une nouvelle génération d’images de synthèse lui a conféré des mouvements de cheveux et un grain de peau naturels, le souci du détail allant jusqu’à parsemer son visage de tâches de rousseur irrégulières – que plusieurs journaux se sont fait l’écho des inquiétudes des acteurs d’Hollywood [4]
Par exemple : « Hollywood a peur pour ses stars », in Transfert, version online, 12 juill. 2001 ; Fievet Cyril, « Cinéma : les nouvelles stars seront virtuelles », in L’Ordinateur individuel, juin 2003 ; Vissière Hélène, « Les Cybergirls attaquent », in Le Point, n° 1507, 3 août 2001.
: plusieurs d’entre eux ont peur d’être remplacés par des stars numériques, moins chères et moins capricieuses, dont le tour de taille ou la beauté des traits ne souffriraient aucune dégradation. Ces inquiétudes ne sont aujourd’hui pas justifiées, ne serait-ce que parce que les acteurs sont toujours nécessaires, y compris pour la fabrication de leurs substituts numériques : derrière Aki Ross se trouve une actrice qui lui insuffle ses mouvements grâce à un système de capture du mouvement. Il faut cependant noter que ce ne sont pas les mêmes types d’acteurs qui sont recrutés : pour la capture de mouvement, on fait plus volontiers appel à un acrobate ou un danseur qu’à un comédien.
Les théories sur l’art numérique n’ont pas été épargnées par l’oubli du corps, se faisant l’écho des courants dominants de l’intelligence et de la vie artificielles, opposant un monde physique relié au corps et un monde numérique détaché du corps ; un art de la physicalité, de la corporéité, et un art sans matière. Il semblerait, parce qu’ils sont faits de symboles, que les objets numériques soient coupés du monde physique dans lequel nous évoluons. Et pourtant, cette opposition ne laisse pas de poser problème : ces objets étant interactifs, des données issues du monde physique font irruption dans le monde virtuel. Le consensus général sur l’immatérialité du numérique est hâtif : au royaume des signes, il n’est pas si aisé de balayer d’un revers d’algorithme toute présence corporelle. Par ailleurs, cette fameuse simulation, qui ne serait que symboles sans lien avec le monde physique, est en fait une position théorique que l’on observe rarement dans les faits : la simulation se sert de nombreuses données captées, « saisies » dirait Jean-Louis Boissier [5]
Boissier Jean-Louis, « Une Esthétique de la saisie », 1994, in Boissier Jean-Louis, La Relation comme forme, Genève : Musée d’art moderne et contemporain / Centre pour l’image contemporaine / Haute Ecole d’arts appliqués / Université Paris 8, 2004, pp. 148-177.
, dans le monde physique pour être ensuite traitées et transformées sous formes de symboles mathématiques. L’inscription du corps dans les objets numériques ne se limite donc pas à la réception, mais s’étend à la production des objets numériques.
Dans le domaine des arts de la scène, les possibilités offertes par la capture de mouvement ont donné lieu à des chorégraphies d’êtres virtuels, fabriquées à partir de danseurs réels :
En 1997, les plasticiens Paul Kaiser et Shelley Eshkar invitent Merce Cunningham à créer avec eux une installation, Hand-drawn Spaces, qui sera réalisée un an plus tard pour le Siggraph. Pour Kaiser et Eshkar, concepteurs d’œuvres numériques, le dessin est performance. Dans l’obscurité, sur trois écrans, évoluent des silhouettes dessinées à la main et animées en 3D. Les mouvements de deux danseurs, Jeannie Steele et Jarrod Phillips (issus de la compagnie de Merce Cunningham), ont été enregistrés grâce à un procédé de capture optique. Ce type de technologie, très coûteux, était alors utilisé essentiellement pour le jeu vidéo, et ne permettait d’enregistrer que des fragments d’une durée de vingt-cinq secondes. Pour Hand-drawn Spaces, Cunningham a créé soixante et onze phrases, véritable alphabet de mouvements, saisies par l’ordinateur, mappées sur les esquisses de corps puis assemblées afin de créer une chorégraphie virtuelle. Le propos de Kaiser et Eshkar n’est cependant pas le réalisme : les mouvements des danseurs sont appliqués à des dessins de personnages dont les membres sont constitués par des rubans aux multiples couleurs.
Merce Cunningham et OpenEndedGroup, Hand-drawn Spaces (1997)
N&N Corsino créent en 1999 Captives (2d mouvement), un film de 12 minutes entièrement réalisé en 3D. Les images mêlent des décors de synthèses avec des mouvements de caméra virtuels et les clones de trois danseuses. Ces derniers ont été fabriqués à partir d’un système de capture de mouvement optique qui a permis d’enregistrer les mouvements de trois danseuses réelles. Les clones sont de facture réaliste et ressemblent de manière assez proche aux interprètes d’origine.
Les acteurs virtuels sont également convoqués sur le plateau, en dialogue avec des interprètes de chair et d’os. Pour ne citer qu’un seul exemple, Biped, chorégraphié par Merce Cunningham Ö conjugue danseurs réels et figures procédant de capture du mouvement, dans le même esprit que Hand-drawn Spaces réalisé deux années auparavant. Les progrès des technologies permettent depuis le milieu des années 2000 de capturer le mouvement en temps réel. C’est ainsi que les même Paul Kaiser et Shelley Eshkar, poursuivant leurs travaux avec d’autres chorégraphes, réalisent une capture de mouvement en tant réel sur les danseurs de How long does the subject linger on the edge of the volume, une chorégraphie de Trisha Brown (2005).
Le théâtre n’est pas en reste et certains projets font intervenir des systèmes de capture de mouvement pour animer des personnages virtuels depuis les coulisses ou en différé. Plusieurs metteurs en scène développent des projets où les acteurs virtuels, dotés d’intelligence artificielle, sont complètement autonomes et en mesure de dialoguer (ne serait-ce que par le mouvement et le regard) avec leurs partenaires de chair et d’os. Ces acteurs virtuels apprennent de représentation en représentation et ne nécessitent pas de « doublure » en coulisse qui les commande. Blue Bloodshot Flowers (2001), mis en scène par Susan Brohurst ou encore Shlag ! (2003) mis en scène par Roland Auzet font intervenir de tels acteurs. Celui de Roland Auzet a été réalisé par les artistes plasticiens Catherine Ikam et Louis Fléri, co-auteurs de personnages virtuels réagissant à la présence du spectateur et présentés sous forme d’installations.
4. UN COSTUME DE DONNEES
La notion de personnage permet d’articuler la relation de l’interprète (qu’il soit expert ou amateur) aux acteurs virtuels et d’éclairer sous un jour différent le rapport que nous entretenons avec ces créatures.
Comme le rappelle Robert Abirached dans La Crise du personnage dans le théâtre moderne, persona en latin signifie masque. La conséquence de cette filiation avec le masque, c’est qu’« oublié et s’oubliant derrière son personnage, l’acteur perd alors son identité pour devenir tout entier un idéogramme en mouvement. » [6]
Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p. 19.
Définir le personnage comme un « idéogramme en mouvement » évoque l’origine grecque de personnage (kharactêr : signe gravé, empreinte), qui a donné character en anglais et caractère en français. Character signifie à la fois le personnage et la lettre, rappelant par là même que le personnage est inscrit dans un texte. Le personnage est « entre le mot et le corps, entre la puissance et l’acte, entre le songe et le réel ». [7]
Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p. 7.
Etre de langage en attente d’incarnation, il préexiste et subsiste à l’acteur, celui-ci n’offrant du personnage qu’une version possible. De même que le personnage, l’acteur virtuel est inscrit dans un texte, le code binaire de l’informatique. [8]
Isabelle Rieusset-Lemarié développe une analyse assez proche à propos de l’avatar. Cf. Rieusset-Lemarié Isabelle, « Au-delà du “Corps de substitution”, l’avatar caractère d’une écriture interactive », in Anomalie digital_arts, « Du Corps à l’avatar », n° 1, oct. 2000.
Les acteurs virtuels ne sont donc pas tant des acteurs que des personnages dotés d’autonomie, à des degrés divers, et qui se définissent dans le rapport instauré avec l’interprète qui interagit avec eux. Pour rappeler leur ancrage dans l’écriture – le code – je les appellerai « caractères numériques ». Les différents objets numériques (images, sons lumières…) avec lequel l’interprète entre en relation peuvent également être considérés comme des caractères numériques.
L’interprète revêt un « costume de données » : les programmes informatiques dessinent la structure et le contour du personnage que l’interprète doit investir. Pour conserver l’intégrité du contenu de l’œuvre, ce contour doit être résistant et pourtant suffisamment souple pour que tout interprète puisse se couler dans la forme définie par l’auteur. C’est par ce biais que l’interprète peut ainsi expérimenter des situations inédites pour lui : il entre dans la peau numérique d’un autre. L’interprète se déplace dans un environnement numérique dont les éléments réagissent à sa présence et à ses actions. Dès qu’il revêt une interface, son comportement se modifie, ses gestes se transforment : il adapte son attitude à la situation dramatique et au contexte qui lui sont proposés.
Robert Abirached distingue trois modes de relation de l’acteur au personnage : l’incarnation, le jeu et l’interprétation. Pour mieux cerner le rôle de l’interprète dans les digital performances, je propose de revenir sur ces trois termes, tels qu’analysés par Robert Abirached. Le type de relation me semble un critère plus pertinent pour définir les caractères numériques que le mode de programmation, même si cette solution est la plus fréquemment retenue. Il est vrai qu’il existe une corrélation entre le mode de programmation et la relation établie, mais cette analyse est réductrice : elle oublie que les caractères numériques fonctionnent eux aussi sur un principe d’illusion, qui peut être en contradiction avec les capacités réelles du programme élaboré.
4.1 Incarner
Le film du réalisateur américain Spike Jonze, Being John Malkovich (1999) décrit la situation suivante : différentes personnes investissent successivement le corps de l’acteur John Malkovich qui interprète son propre rôle. Elles ont en général un rôle passif : elles voient le monde à travers ses yeux et pénètrent ses pensées les plus secrètes. Seul, le héros marionnettiste, qui se prénomme Craig, et parfois sa femme, peuvent le manipuler, et le transformer en pantin, jusqu’à faire faire à l’acteur des actions qu’il désapprouve. Habité par Craig, John Malkovich ne peut s’empêcher d’exécuter les quatre volontés de celui-ci. Tout comme les hommes et les femmes qui investissent le corps et l’esprit de John Malkovich, les interprètes des digital performances se coulent dans la peau des caractères numériques dont le corps de données est préexistant.
Dans les digital performances, ce n’est plus le personnage qui s’incarne dans un acteur, mais l’acteur qui s’incarne dans le personnage. Les modalités de cette incarnation à rebours sont variables, selon le type de caractère numérique. Les caractères numériques ne sont pas en quête d’un auteur mais d’un acteur – d’un « interacteur » – qui leur permette d’être joué. En effet, les caractères numériques ont déjà un corps, fait de données numériques, parfois issues d’un corps de chair. C’est là que réside la différence fondamentale avec le personnage de théâtre, être imaginaire qui doit trouver un corps de chair pour être incarné. Le trajet n’est plus du texte vers le corps, mais du corps vers les données numériques, vers le texte mathématique. Il ne s’agit pas de donner chair au caractère numérique, mais de numériser les données issues du joueur (ses mouvements, sa voix, son souffle…), de les métamorphoser en caractères au sens premier du terme. Le corps de l’interprète s’inscrit, ou plutôt s’écrit, dans la fiction, dans le corps du caractère numérique. Ce faisant, l’interprète s’immerge à des degrés différents dans le rôle qui lui est proposé, selon le type de caractère numérique auquel il est confronté.
Les interfaces retenues ont un rôle fondamental dans la définition du degré d’immersion. En effet, l’inscription du corps dans la production des objets numériques, grâce à l’utilisation d’interfaces plus ou moins « incorporantes », de la souris à la motion capture, donne à leurs utilisateurs une conscience plus ou moins aiguë de leur inscription corporelle dans le caractère numérique. Cette immersion à des degrés différents montre à quel point il existe diverses postures de l’interprète, comme il existe diverses théories de l’acteur et du personnage. Toutefois, la tentative de « faire coller » une théorie théâtrale antérieure, à un mode d’incarnation de l’interprète dans le caractère numérique, me semble réductrice.
4.2 Jouer
Si l’incarnation concerne le rapport au corps, à l’énergie physique, le jeu concerne le rapport à la fiction et à l’imaginaire. Jouer, c’est s’imposer des codes, des règles collectives, des conventions qui permettent de s’impliquer dans un univers dont le joueur sait pertinemment qu’il est en-dehors du monde réel. C’est la libre acceptation de ces conventions qui permet à l’acteur d’éprouver « une distance de lui à lui-même » [9]
Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p.72.
lorsqu’il « joue » un personnage. Jouer, au théâtre, c’est se dédoubler, tout en gardant la conscience de ce dédoublement. Entre le personnage et l’acteur existe un jeu, un espace, qui empêche l’identification totale. C’est tout le propos du Paradoxe sur le comédien de Diderot.
Dans les digital performances, l’interprète effectue des allers-retours de la première à la troisième personne, dans une oscillation perpétuelle entre le jeu et la mise en scène de son caractère numérique. Même lorsqu’il n’est pas représenté visuellement, l’interprète a conscience de jouer quelqu’un d’autre. Pour accomplir ce jeu, il est passé par une phase d’apprentissage des règles et des conventions, qui peuvent se limiter au simple maniement de l’interface : telle touche pour tel type de déplacement, tel mouvement pour déclencher tel événement, etc.
C’est autour de cette notion de jeu que s’opèrent des rapprochements entre théâtre et jeu vidéo. Ainsi Blast Theory, à l’origine une compagnie de théâtre anglaise, s’empare des technologies numériques pour explorer le rapprochement entre le jeu théâtral et le jeu vidéo. Dans Desert Rain, présenté par ses concepteurs comme étant « un jeu, une installation, une performance », les spectateurs sont considérés comme des « joueurs ». Par la suite, Blast Theory crée plusieurs performances que la compagnie classe dans la catégorie « jeu » : Can You See Me Now en 2001, Uncle Roy All Around You en 2003 et I Like Frank en 2004. Dans Can You See Me Now , le principe est le suivant : une équipe de joueurs (les acteurs de Blast Theory) répartis dans une ville, et équipée d’un système GPS qui permet de les localiser sur le plan de la ville, affronte une équipe de joueurs en ligne (les spectateurs) représentés par des icônes sur le plan de la même ville. Les joueurs dans la rue doivent retrouver et « voir » les joueurs connectés à la ville numérique. Le but est de retrouver le plus vite possible les spectateurs. Une fois « vus », ces derniers sont éliminés. Cette stratégie de gestion du temps de la représentation est l’un des éléments qui rapprochent Can You See Me Now des jeux vidéos.
Blast Theory, Can You See Me Now (2001)
4.3 Interpréter
Interpréter, c’est traduire pour rendre visible le personnage. L’interprète doit déchiffrer le personnage dans sa polysémie et sa complexité pour, avec l’aide du metteur en scène, en proposer une lecture au spectateur. Dans les digital performances, la traduction a tout d’abord lieu d’un point de vue technique, de l’analogique vers le numérique et vice-versa : le mouvement de la souris en coordonnées spatiales, les chiffres en retour d’effort. L’interprétation n’est pas liée ici à la polysémie du personnage, aux lectures divergentes toujours possibles. Ce qui est interprété, ce sont les modalités de jeu, la jouabilité, autrement dit les modalités de la relation de l’acteur ou du danseur au caractère numérique, modalités elle-même prédéfinies par l’auteur. Désigner l’acteur ou le danseur comme interprète, c’est considérer l’œuvre numérique comme une partition qui demeure à interpréter.
Le caractère numérique est le lieu de tous les carrefours : du corps et de la technologie, du faire et du voir, de la présence et de l’absence. Il ne s’agit plus d’opposer ces éléments les uns aux autres, mais de proposer des gradations variables, des contaminations multiples, des hybridations singulières.
Et pourtant, cela ne veut pas dire que l’interprète perde tout recul, qu’il soit complètement absorbé dans l’enveloppe du caractère numérique. Il ne s’agit pas d’être à l’intérieur ou à l’extérieur de l’enveloppe, mais à la fois devant et dedans. Ce phénomène, la théoricienne Claudia Gianetti, à la suite de Peter Weibel, lui a donné le nom d’endoesthétique, à partir de la théorie de l’endophysique développée par Otto E. Rössler au début des années 1990. Le propos de l’endophysique est de démontrer comment ce que nous considérons comme la réalité objective est nécessairement dépendant de l’observateur. En d’autres termes, nous faisons partie du monde que nous observons. Si l’on veut donc décrire le monde d’un point de vue objectif, il faut être à l’extérieur du monde. Cette position extérieure n’est possible que si l’on construit un modèle du monde ; elle ne peut l’être dans le monde réel. L’endophysique propose ainsi une théorie de la simulation et du modèle. Pour Claudia Gianetti, les caractéristiques de l’endophysique et des mondes issus de la réalité virtuelle, de l’intelligence artificielle et de la vie artificielle, sont similaires :
« Ce sont des méta-expériences qui possèdent des faces internes (endo) et externes (exo) ; ce sont des modèles de mondes ; ils sont basés sur l’interface ; ils peuvent avoir différents niveaux de réalité (par exemple endo et exo) ; et ses opérations internes s’adaptent à la distorsion du point de vue (ou de l’action) de l’observateur. » [10]
Gianetti Claudia, Estética Digital. Sintopía del arte, la ciencia y la tecnología, Barcelone : L'Angelot, 2002, p. 177.
Elle en conclut que « de façon similaire à l’endophysique, l’endoesthétique traite de mondes artificiels basés sur l’interface, dans lesquels nous pouvons participer (endo) et observer (exo) à la fois. Grâce à ce double jeu, l’interacteur qui est dans un univers simulé peut explorer les propriétés de notre monde. » [11]
Gianetti Claudia, Estética Digital. Sintopía del arte, la ciencia y la tecnología, Barcelone : L'Angelot, 2002, p. 177.
Dans les digital performances, l’interprète est non seulement présent dans la représentation, mais aussi pour la représentation. Il ne s’agit pas de constater que l’interprète est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du théâtre, mais que son rôle y est inscrit, au sens propre. S’il est possible d’agir dans ces mondes, d’y être présent, au moins potentiellement, c’est que cette présence a été écrite sous une forme ou sous une autre dans le code de la représentation théâtrale.(fiche 07-écriture 2.)
Références :
Anomalie digital_arts, « Du Corps à l’avatar », n° 1, oct. 2000.
Patch, dossier « Acteur/machine », n° 10, octobre 2009.
Norman Sally Jane, « Dramatis Personae : Casting Cyberselves », in 5CYBERCONF, Fifth International Conference on Cyberspace, Actes du colloque, 6-9 juin 1996, Madrid.
Murray Janet, Hamlet on The Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace, New York : The Free Press, 1997.
Stelarc, « L’involontaire, l’étranger et l’automatisé. Chorégraphies pour corps, robots et fantômes », in Anomalie digital_arts, « Digital Performance », n° 2, janv. 2002, pp. 62-73.
Wilson Stephen, « Robotic Theater and Robotic Dance », in Information Arts : Intersections of Art, Science, and Technology, Cambridge (MA) : MIT Press, 2001, pp. 425-426.
1 J’ai traduit « teatro digital » par théâtre digital et non théâtre numérique, La Fura dels Baus jouant sur le terme digital, qui signifie pour eux à la fois numérique et fait à la main, réalisé avec les doigts.
4 Par exemple : « Hollywood a peur pour ses stars », in Transfert, version online, 12 juill. 2001 ; Fievet Cyril, « Cinéma : les nouvelles stars seront virtuelles », in L’Ordinateur individuel, juin 2003 ; Vissière Hélène, « Les Cybergirls attaquent », in Le Point, n° 1507, 3 août 2001.
5 Boissier Jean-Louis, « Une Esthétique de la saisie », 1994, in Boissier Jean-Louis, La Relation comme forme, Genève : Musée d’art moderne et contemporain / Centre pour l’image contemporaine / Haute Ecole d’arts appliqués / Université Paris 8, 2004, pp. 148-177.
6 Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p. 19.
7 Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p. 7.
8Isabelle Rieusset-Lemarié développe une analyse assez proche à propos de l’avatar. Cf. Rieusset-Lemarié Isabelle, « Au-delà du “Corps de substitution”, l’avatar caractère d’une écriture interactive », in Anomalie digital_arts, « Du Corps à l’avatar », n° 1, oct. 2000.
9 Abirached Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 1978, Paris : Gallimard, 1994, p.72.
10 Gianetti Claudia, Estética Digital. Sintopía del arte, la ciencia y la tecnología, Barcelone : L'Angelot, 2002, p. 177.
11 Gianetti Claudia, Estética Digital. Sintopía del arte, la ciencia y la tecnología, Barcelone : L'Angelot, 2002, p. 177.