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ETUDES ET ESSAIS > LES BASIQUES > ARTS DE LA SCENE ET TECHNOLOGIES NUMERIQUES : LES DIGITAL PERFORMANCES > QUELS MODES DE COLLABORATION ENTRE ARTISTES ET INGENIEURS ?
   
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Quels modes de collaboration entre artistes et ingénieurs ?







  1. Introduction
  2. 9 Evenings : Theater & Engineering 2.1 Des artistes peu au fait des technologies
    2.2 Des ingénieurs issus de Bell Labs
    2.3 Dialogues
  3. " cela n'a pas été aussi facile qu'il y paraît " 3.1 Les diagrammes, ou l'élaboration d'un langage commun
    3.2 Combinatoire

    Références


Le symbole Ö avant ou après un mot indique un lien vers une autre fiche des " Les Basiques : Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances ".





1. INTRODUCTION

De nombreux spectacles impliquant des technologies numériques nécessitent la contribution d’ingénieurs, voire de chercheurs de haut niveau, spécialisés dans l’intelligence artificielle, la robotique, les interfaces humain-machine, la programmation informatique, etc. C’est ainsi que de nouveaux collaborateurs partagent le plateau avec les régisseurs et les différents interlocuteurs techniques traditionnels. Les métiers de ces derniers en sont parfois bouleversés, car leurs savoir-faire et leurs outils peuvent être radicalement mis en cause. Souvent, cette collaboration dépasse le cadre de la technique et engage l’équipe artistique dans son ensemble. Des ponts doivent alors être créés, des modes de dialogue se constituer. Rien de simple, un pari qui n’est jamais gagné à l’avance, remis sur le métier à chaque nouveau projet, afin que la technologie ne prenne le pas sur le projet artistique. Il y a en effet toujours un risque dans ces collaborations : que le spectacle devienne une « démonstration » des potentialités de telle ou telle solution technologique au détriment du propos artistique et de la dramaturgie.

Un exemple précurseur de collaboration artistes/ingénieurs dans le domaine des arts de la scène est la manifestation 9 Evenings, Theatre & Engineering. Je propose de la développer ici comme étude de cas. En effet, 40 ans plus tard, les problématiques évoquées sont très souvent similaires à celles alors rencontrées. Une analyse plus précise de chaque performance est disponible sur le site Internet de la Fondation Daniel Langlois.





2. 9 EVENINGS : THEATER & ENGINEERING

New-York, octobre 1966 : Billy Klüver, ingénieur chez Bell Laboratories, réunit dix artistes et une trentaine d’ingénieurs du centre de recherche Bell Labs pour créer dix performances présentées lors de 9 Evenings : Theatre and Engineering.

Depuis plusieurs années, Billy Klüver est conseiller technique auprès d’artistes (Andy Warhol, Jean Tinguely, Robert Rauschenberg…). En 1965, il envisage une manifestation de grande envergure qui rassemblerait artistes et ingénieurs dès le début du processus de création. Il souhaite trouver « de nouveaux moyens d’expression pour les artistes […] et connaître leur position par rapport à une société qui envoie des hommes sur la Lune » [1] . L’aboutissement de ce projet qui dure un an est la création de dix performances présentées lors de neuf soirées (chaque performance est jouée deux fois). Si les critiques sont négatives – et c’est un euphémisme – le succès public est au rendez-vous : 10 000 personnes assistent aux représentations, parmi eux de nombreux artistes de la scène new-yorkaise, dont Andy Warhol.



9 Evenings : Theatre and Engineering (1966)



2.1 Des artistes peu au fait des technologies

9 Evenings réuni dix artistes : John Cage, Lucinda Childs, Öyvind Fahlström, Alex Hay, Deborah Hay, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Robert Rauschenberg, David Tudor et Robert Whitman.

Les artistes de 9 Evenings sont liés par des collaborations antérieures à ce projet :

  • Yvonne Rainer, Deborah Hay, Alex Hay, Lucinda Childs et Steve Paxton sont issus du Judson Dance Theater, un collectif créé fin 1962 à New York, composé de chorégraphes, de plasticiens et de musiciens. Il pose les bases de la postmodern dance aux Etats-Unis. À l’époque de 9 Evenings, ses membres, qui deviendront pour une grande partie d’entre eux les chorégraphes parmi les plus importants du XXe siècle, commencent leur carrière et sont âgés d’une trentaine d’années, parfois moins.
  • Robert Whitman (plasticien) et Öyvind Fahlström (peintre et dramaturge) fréquentent le Judson Dance Theater.
  • Les membres du Judson Dance Theater sont fortement influencés par deux figures importantes : John Cage et Merce Cunningham. Le studio de Cunningham a formé presque tous les chorégraphes du collectif, et certains d'entre eux, dont Deborah Hay et Steve Paxton, ont été danseurs dans sa compagnie. Robert Rauschenberg, assisté d'Alex Hay, en est le scénographe. Il rejoint le Judson Dance Theater en 1963.
  • David Tudor est l'interprète principal des œuvres de Cage, dont plusieurs sont composées pour les chorégraphies de Cunningham.

9 Evenings est pour la plupart de ces artistes une première en matière de collaboration avec des ingénieurs. Le plus souvent, notamment pour les artistes issus du Judson Dance Theater, l'expérience en matière de technologie consiste en l'insertion de films dans des performances, l'utilisation de micros et la réalisation de montages son. Billy Klüver, qui fréquente ce groupe, est parfois appelé à la rescousse comme conseiller technique. Il réalise ainsi le dispositif pour amplifier les sons de la respiration d'Yvonne Rainer dans sa chorégraphie, At My Body's House, en 1964.

Dans ce contexte, Rauschenberg, Cage et Tudor, font figure d’exception : ils développent un travail et une réflexion sur l'impact des technologies dans leur pratique artistique depuis plusieurs années.

  • Rauschenberg est l’une des personnes clés de la manifestation, notamment pour réunir les fonds nécessaires. Au moment de 9 Evenings, il est un peintre connu : il a notamment obtenu le grand prix de la biennale de Venise en 1964. Intéressé par le son et le mouvement, ainsi que par l'interaction entre l'œuvre et le spectateur dès la fin des années 1950, Rauschenberg intègre des composants technologiques dans ses œuvres. Broadcast, une « combine painting » de 1959, contient trois radios dont le spectateur peut changer les chaînes à loisir. En 1960, il rencontre Billy Klüver, alors que tous deux participent à la création d'Hommage à New York de Tinguely. C'est le début d'une collaboration fructueuse, qui culmine avec Oracle (1962-1965). Pour cette œuvre, Klüver s'entoure de deux autres ingénieurs que l'on retrouve dans 9 Evenings : Per Biorn et Harold Hodges.



    Robert Rauschenberg, Oracle (1962-1965)


    Rejoignant le Judson Dance Theater en 1963, Rauschenberg participe à diverses chorégraphies du collectif, comme éclairagiste et parfois comme danseur. De 1963 à 1967, il met en scène et interprète ses propres performances, dans lesquelles performeur et accessoires scéniques ont une importance égale. Souvent, le son des accessoires et des costumes est amplifié par des micros — comme dans Linoleum en avril 1966 — Billy Klüver supervisant généralement les aspects techniques.



    Robert Rauschenberg, Linoleum (1966)

  • Le 21 mai 1966, quelques mois avant 9 Evenings, à l'occasion d'une table ronde intitulée « The changing audience for the changing arts », John Cage commence ainsi son intervention : « Sommes-nous un public pour l'art par ordinateur ? La réponse n'est pas non; c'est oui » [2] . Lecteur de McLuhan et de Buckminster Fuller, il est à cette époque très attentif aux développements des réseaux de télécommunication, à leur impact sur la société et sur l'art.
  • Au moment de 9 Evenings, David Tudor est surtout connu en tant que pianiste interprète, en particulier des œuvres de John Cage, avec qui il collabore depuis le début des années 1950. C’est à son contact, et à celui d’autres compositeurs, qu’il se familiarise avec les débuts de la musique électro-acoustique. Le 6 août 1966, à St Paul de Vence, il interprète Mesa, de Gordon Mumma, composée pour une chorégraphie de Merce Cunningham intitulée Place. Dans cette œuvre, le son d'un bandonéon joué par Tudor est capté par six micros, traité par un dispositif électronique (manipulé par Mumma) et diffusé grâce à quatre haut-parleurs. David Tudor expérimente l’association entre l’image et le son dans une autre œuvre : Musica Instrumentalis, de Lowell Cross, créée le 13 mai 1966 à la Art Gallery de Toronto. Le son d'un bandonéon capté par des microphones stéréo commande alors le balayage des électrons de téléviseurs noir et blanc modifiés. On obtient ainsi des images générées par la musique. Ce système a été mis au point par Lowell Cross dès 1965. Il est utilisé tel quel dans 9 Evenings.



2.2 Des ingénieurs issus de Bell Labs

Né en 1927 et titulaire d’un doctorat en génie électrique de l’Université de Californie à Berkeley, Billy Klüver est alors ingénieur au département des communications dans les laboratoires de recherche de la société Bell Telephone. Avant 9 Evenings, Billy Klüver est déjà considéré comme un ingénieur susceptible d’apporter des solutions technologiques aux artistes, qu’il s’agisse de sculpture, de performance ou d’art plastique, et de mettre à leur disposition des moyens dont ils ne disposent pas. Parmi ses contributions, on peut citer :

  • le mécanisme de destruction de la sculpture dans Hommage to New York de Jean Tinguely en 1960 ;
  • les coussins flottants gonflés à l’hélium pour l’installation d’Andy Warhol Silver Clouds en 1965 (ce dispositif sera utilisé par la suite dans RainForest, une chorégraphie de Merce Cunningham) ;



    Andy Warhol, Silver Clouds (1965). Exposition en 2008

  • le système audio de la sculpture/installation sonore Oracle de Robert Rauschenberg, achevé en 1965 ;
  • le dispositif utilisé dans Variations V (1965) par John Cage et Merce Cunningham. Ö

Tous les ingénieurs impliqués dans 9 Evenings sont issus, à quelques exceptions près, des laboratoires Bell, situés dans le New Jersey. Parmi eux, plusieurs spécialistes de l'informatique :

  • Bela Julesz, directeur du Sensory and Perceptual Processes Department travaillant sur le Computer Pictorial Data Processing ;
  • Cecil Coker, membre de l'équipe élaborant le Synthetic Speech Computer ;
  • Max Mathews, alors directeur du Behavioral Research Laboratory, auteur des tous premiers programmes informatiques de numérisation et de traitement du son, ainsi que de composition musicale assistée par ordinateur.

Les autres domaines de recherche scientifique représentés sont :

  • le traitement du signal sonore et l'acoustique (Pete Cumminski, Ken Harsell, Peter Hirsh, Manfred Schroeder) ;
  • les lasers (Larry Heilos, Harold Hodges) ;
  • la téléphonie mobile (Robby Robinson) ;
  • la radio (Herb Schneider, Bill Kaminski) ;
  • les systèmes de communications (Fred Waldhauer) ;
  • la chimie (Stretch Winslow, Tony Trozzolo) ;
  • l'électronique (Witt Wittnebert, Per Biorn, Dick Wolff) ;
  • les hologrammes (Jim McGee).

Avec Billy Klüver, certains de ces ingénieurs ont déjà collaboré à des projets artistiques : Max Mathews et Cecil Coker ont participé à Variations V de John Cage (1965), Harold Hodges à Oracle de Robert Rauschenberg (1962-1965). Cependant, la plupart des ingénieurs impliqués dans 9 Evenings ne sont pas ou peu au fait de l'art contemporain, et leur collaboration avec des artistes lors de cette manifestation est bien souvent leur première expérience en la matière.



2.3 Dialogues

Lors des premières réunions pour 9 Evenings — la première a lieu le 14 janvier 1966 — les artistes font part de leurs idées et imaginent une multitude de situations et d'objets :

  • « un sonar Doppler pour capter les mouvements ordinaires du corps » ;
  • « de nombreux (50 ? 100 ?) haut-parleurs de faible puissance placés sur les murs ou autour de la salle, voire dehors. Chaque haut-parleur diffuserait un son différent » ;
  • « des couleurs changeantes » ;
  • « une chute de neige qui ne tombe pas ».[3]

Les ingénieurs étudient la faisabilité de ces propositions, réagissent par des contre-propositions et présentent des produits existants ou des axes de recherche possibles. Par exemple, Jim McGee suggère que « l'impulsion de muscles en flexion peut servir à déclencher des commutateurs (en lien avec le système sans fil proposé, par exemple) ». [4]

Lorsque les projets se précisent, certains ingénieurs travaillent plus spécifiquement avec un artiste (par exemple les binômes Tudor/Waldhauer, Rainer/Biorn, Cage/Coker...), tandis que d'autres ingénieurs se consacrent à la mise au point du dispositif général, ou font office de consultants.

Le projet d’Alex Hay - utiliser des capteurs pour amplifier et rendre audible des phénomènes physiologiques – demande la collaboration d’un hôpital. Le titre, Grass Field, semble faire allusion à la nature. En fait, il s'agit d'un jeu de mot sur le matériel utilisé : les électrodes placées sur le corps d'Alex Hay sont fabriquées par la Grass Instrument Company, société connue pour avoir commercialisé l'électroencéphalogramme aux États-Unis.

  • Autre exemple de collaboration : la mise au point du Sonar pour la pièce de Lucinda Childs. Membre du Judson Dance Theater, elle a créé une douzaine de chorégraphies depuis 1963 dans lesquelles les mouvements naissent des objets : « J'ai utilisé les matériaux comme des objets et combiné des phrases de la danse avec le mouvement par rapport aux objets. Pour supprimer cette contradiction idiomatique, j'ai décidé que le mouvement serait dicté par les matériaux et assujetti aux limites de leurs qualités physiques. J'ai expérimenté des mouvements par rapport aux objets. J'ai ensuite modifié et étendu ces mouvements dans le temps et l'espace, en les conjuguant dans une séquence particulière jusqu'à ce qu'il en émerge une sorte de logique qui indiquait la conception nécessaire pour la danse. » [5] Elle applique cette démarche pour 9 Evenings, les technologies lui offrant l'opportunité de créer des objets dotés de mouvements autonomes, et de transformer le mouvement en son. La possibilité pour le danseur de générer par le mouvement son propre accompagnement musical commence à être explorée au milieu des années 1960 (cf. Variations V de John Cage). Ö

C'est Manfred Schroeder, alors directeur du laboratoire Acoustique, parole et mécanique (Acoustics, Speech and Mechanics) chez Bell Labs, qui propose la solution du sonar :

« Je me suis impliqué parce que je connais bien les effets sonores. L'acoustique est ma spécialité, et je voulais, ici, intégrer des effets acoustiques dans ces performances. La danseuse Lucinda Childs cherchait à traduire des mouvements corporels directement en sons, pour pouvoir créer son propre accompagnement musical pendant une danse. On lui a proposé un dispositif qui reflétait les ondes ultrasoniques de son corps avant de les convertir en son audible. Je me suis inspiré de travaux que j'avais faits des années auparavant sur la stabilisation de systèmes de sonorisation et la rétroaction acoustique du bloc micro/haut-parleur, produisant dans certaines conditions des bruits de sifflement ou de chantonnement. Ces sons n'étaient pas très intéressants. Mais nous avions découvert que cela produisait toutes sortes de sons singuliers si on faisait ce qu'il fallait et s'il entrait des gens dans la pièce. Lorsque Mlle Childs a fait sa demande, je me suis souvenu de ces travaux. Mais ils nécessitaient un concept artistique pour être satisfaisants et agréables. » [6]

Le sonar Doppler, renommé « Motion Music Machine », est par la suite mis en œuvre par Peter Hirsch, spécialiste du son en milieu marin.





3. « CELA N'A PAS ETE AUSSI FACILE QU'IL Y PARAIT »

Comme le note Billy Klüver dans le programme de 9 Evenings, « cela n'a pas été aussi facile qu'il y paraît. Les artistes ont dû faire preuve d'énormément de patience face au rythme lent des ingénieurs. Et les ingénieurs ont dû se débrouiller avec le flou des artistes, ces derniers n'ayant rien à tenir dans leurs mains ou à travailler.» [7]

Les artistes ont souvent l'impression d'être entraînés sur la pente des problèmes techniques au détriment du propos artistique, de ne pas maîtriser leur spectacle. De l'autre côté, les ingénieurs considèrent que les artistes ne prennent pas toujours en compte leurs contraintes spécifiques. L'éclatement géographique des uns et des autres, ainsi que le manque de temps, sont pour beaucoup dans ce constat. Trois week-ends de travail commun dans un gymnase à Berkeley (New Jersey), en septembre, vont contribuer au rapprochement et à une meilleure compréhension des enjeux des uns et des autres. Différents dispositifs sont alors testés, et les propositions de départ deviennent concrètes.



3.1 Les diagrammes, ou l’élaboration d’un langage commun

De fait, il faut non seulement élaborer de nouvelles méthodes de travail, mais aussi trouver un langage commun. Cette passerelle, ce sont les diagrammes qui permettent de l’établir, comme l’explique leur auteur, Herb Schneider : « Ce qui m'a vraiment consterné, c'est que le 15 septembre personne ne savait ce qu'on ferait le 13 octobre, sauf de manière très générale. On a ensuite parlé pendant six heures avec chacun des artistes et on a ébauché ensuite les dessins et diagrammes des différentes combinaisons d'équipement dont chaque artiste aurait besoin. » [8]

Les diagrammes sont l’outil qui permet d’articuler la pensée des uns et des autres, le pont à mi-chemin entre deux univers. Il s’agit (sauf dans le cas de la performance d’Yvonne Rainer) de s’abstraire du déroulement dramaturgique, de la succession des événements, pour élaborer un système.

9 Evenings : Theatre and Engineering.Diagramme de la performance de Robert Rauschenberg

9 Evenings : Theatre and Engineering (1966). Diagramme de la performance de Robert Rauschenberg. Capture d’écran du site Internet de la Fondation Daniel Langlois.


Parce que les artistes ont été individuellement impliqués dans la réalisation des diagrammes, on peut y lire en filigrane leur propre conception de la technologie dans le contexte des arts de la scène :

  • Amplifier et rendre perceptible des phénomènes habituellement inaudibles, augmenter la perception du spectateur (John Cage, Alex Hay, Robert Rauschenberg). Alex Hay capte et amplifie les sons des ondes cérébrales ou des muscles. Pour sa pièce, John Cage « n'utilise comme sources sonores que des sons pouvant être captés au moment de la performance, notamment par les fréquences radio, les lignes téléphoniques, les microphones, associés aux sons de divers appareils électroménagers et générateurs de fréquence, plutôt que des instruments de musique. » [9] Dans la performance de Rauschenberg, Open Score, l’utilisation de caméras infrarouges rend visible une foule présente sur scène, mais qui évolue dans le noir.



    9 Evenings : Theatre and Engineering. Robert Rauschenberg, Open Score (1966)

  • Transformer un média en un autre (Robert Rauschenberg, Lucinda Childs, David Tudor). Dans la performance de Robert Rauschenberg, le son de la balle contre les raquettes commande les lumières. Lucinda Childs transforme le mouvement en son et le son en image, David Tudor le son d’un bandonéon en variation lumineuse et en image.



    9 Evenings : Theatre and Engineering. David Tudor, Bandoneon! (A Combine) (1966)

  • Commander à distance des différents éléments de la représentation (lumières, son, plateformes) (Deborah Hay, David Tudor, Oyvind Fahlström). Deborah Hay et David Tudor utilisent des joysticks pour commander à distance des petites plateformes mobiles sur lesquelles évoluent des danseurs (Deborah Hay) ou des sculptures sonores (David Tudor). Oyvind Fahlström a recours à la commande sans fil pour diriger un immense missile gonflé à l’hélium.



    9 Evenings : Theatre and Engineering. Deborah Hay, Solo (1966)

  • Insuffler un comportement aléatoire et imprévisible aux objets (Lucinda Childs, John Cage, David Tudor).



    9 Evenings : Theatre and Engineering. John Cage, Variations VII (1966)

  • Programmer (Yvonne Rainer). Conçue comme un programme séquentiel mémorisé, la boîte noire de la performance d’Yvonne Rainer permet de déclencher une suite d'actions dans un ordre défini au préalable.

  • Immerger le spectateur (Steve Paxton). La proposition de Steve Paxton, dont le diagramme présente les différents composants de la performance en fonction du parcours du spectateur, est une tentative d'intégration du spectateur dans le dispositif lui-même : ce n'est que par son déplacement qu’il peut expérimenter différentes situations d’immersion (corporelle, visuelle et auditive) et interagir avec le dispositif.
  • Mixer en direct de multiples sources vidéo et audio (Robert Whitman). Dans sa performance, Robert Whitman effectue un immense collage d'images et de sons non synchronisés et issus de multiples sources.
  • Centraliser les fonctions (Oyvind Fahlström). La vision de Fahlström est sans aucun doute la plus classique : en régie, à l'abri du regard du public, tous les éléments convergent vers un tableau de commande qui centralise toutes les fonctions.



3.2 Combinatoire

Le tour de force de 9 Evenings – et son message le plus important pour les expérimentations artistiques qui vont suivre – est qu’un dispositif technologique n’implique pas un usage unique, ni une seule conception des technologies et encore moins une esthétique. Ceci est dû à la conception d’un dispositif qui ne se veut pas figé, mais assemblage d’éléments en fonction du besoin de chaque artiste : décodeurs, relais, amplificateurs, etc. sont combinés de manière différente à chaque performance, ce qui apparaît très clairement dans les diagrammes. Car ce qui est ici proposé aux artistes, c’est bien une combinatoire d’éléments de base, auxquels ils peuvent ajouter des éléments spécifiques. Bien souvent, ces éléments spécifiques sont les plus visibles et apparaissent comme étant les plus significatifs de la performance. On associe ainsi les raquettes à la performance de Rauschenberg, les plateformes mobiles à celle de Deborah Hay, etc. Certes, il a fallu relever de nombreux défis pour mettre au point ces machines, et elles sont souvent remarquables, mais elles sont les accessoires (au sens théâtral) d’un système qui sous-tend toutes les performances : le TEEM (Theater Electronic Environmental Module), ou encore THEME (Theater Environmental Modular Electronic), dont Billy Klüver ne cesse de vanter à juste titre le caractère novateur.

Le TEEM est composé de 250 à 300 unités électroniques (décodeurs, encodeurs, amplificateurs, commandes de tonalité, relais électriques, cellules photo-électriques, etc.) qui permettent de contrôler à distance les éléments placés sur scène (lumières, haut-parleurs, caméras, microphones, projecteurs d’images, moteurs, etc). Il ne s’agit pas tant d’élaborer une scénographie, que de mettre en réseau les différents éléments du spectacle, de créer un « environnement » électronique, et d’élaborer des interfaces entre le système et les performeurs et / ou les techniciens.

La réalisation des diagrammes, en permettant de visualiser la combinatoire des éléments du TEEM propre à chaque performance, fait surgir un autre problème : « un seul coup d'œil aux dix diagrammes suffisait pour comprendre que les changements entre les artistes une fois chaque soir pourraient prendre des heures.» [10]

Les diagrammes entraînent la réorganisation du matériel. Afin de simplifier et de systématiser l’approche, Herb Schneider propose d’utiliser un tableau de commande qui permet de connecter tous les éléments les uns aux autres : le AMP Equipment, lequel permet de programmer et de mémoriser les commandes pour chacune des performances. Deux cartes (« patchboard ») sur lesquelles sont établies toutes les connexions, sont insérées dans un lecteur relié aux éléments du TEEM. Ce choix a par la suite été très critiqué, car des erreurs de câblage ont fortement perturbé les performances, surtout les premiers jours de la manifestation.

La réalisation des diagrammes des performances de 9 Evenings est un moment charnière. Ils sont dans un premier temps l’outil qui permet aux artistes et aux ingénieurs de communiquer, puis dans un second temps le déclencheur d’une solution technologique originale. La collaboration artiste–ingénieur et les équipes multidisciplinaires, la création d’un environnement scénique interactif, la recherche d’une perception augmentée, la commande à distance et sans fil, ou encore la génération du son par le mouvement dansé sont autant d’axes développés aujourd’hui dans le spectacle vivant qui se confronte aux technologies numériques. À ce titre, 9 Evenings est l’un des précurseurs les plus importants de ce mouvement.




Références :

9 Evenings Reconsidered : Art, Theatre & Engineering, catalogue d’exposition, Cambridge (MA) : The MIT List Visual Arts Center, 2006.

Bardiot Clarisse, 9 Evenings, Theatre & Engineering, site Internet de la Fondation Daniel Langlois, mai 2006, http://www.fondation-langlois.org/flash/f/index.php?NumPage=571

Lacerte Sylvie, Billy Klüver, Olats, Pionniers et précurseurs, 2002, http://www.olats.org/pionniers/pp/eat/biographieKluver.php

Lacerte Sylvie, E.A.T, Experiments in Art and Technology, Olats, Pionniers et précurseurs, 2002, http://www.olats.org/pionniers/pp/eat/eat.php





Sommaire

  • Que sont les « digital performances » ?

  • Quels sont les antécédents historiques des digital performances ?

  • Quelles sont les premières digital performances ? (années 1960)

  • Quels sont les espaces scéniques des digital performances ?

  • Qu’implique l’interactivité pour l’interprète et pour le spectateur ?

  • Les digital performances vont-elle entraîner la disparition de l’acteur et du danseur ?

  • Quels sont les types d’écriture (scénique et textuelle) à l’œuvre dans les digital performances ?

  • Quels modes de collaboration entre artistes et ingénieurs ?

  • Comment documenter les digital performances ?

  • Quelles sont les technologies mises en œuvre ?

  • Festivals, lieux de création et de diffusion

  • Bibliographie




    Notes :


    1 9 Evenings : Theatre and Engineering (manuscrit) / Harriet DeLong : Experiments in Art and Technology. - 1966-1967 (1972-1973). Box 2. Experiments in Art and Technology. Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

    2 Cage John, « Diary: audience 1966 », in A year from monday, new lectures & writings by John Cage, Londres : Marion Boyars, 1975, p. 50. Édition originale : Calder and Boyars Ltd, 1968. Traduction de l’auteur.

    3 E.A.T. News, Vol. 1, n° 2, juin 1967.

    4 E.A.T. News, Vol. 1, n° 2, juin 1967.

    5 Childs Lucinda, « Lucinda Childs: a portfolio », in Artforum, Vol. XI, n° 6, fév. 1973, pp. 50-56. Traduction de l’auteur.

    6 « Art and science: two worlds merge », in Bell Telephone Magazine, vol. 46, n° 6, nov./déc. 1967, pp. 15-16. Traduction de l’auteur.

    7 9 Evenings : Theatre and Engineering. Edited by Pontus Hultén and Frank Königsberg. New York : Experiments in Art and Technology : The Foundation for Contemporary Performance Arts, 1966. Traduction de l’auteur.

    8 Whitman Simone, «Theater and engineering : an experiment : notes by a participant», in Artforum 5, n° 6, fév. 1967, p. 29. Cet article a été publié en français in Nouvelles de danse, n° 52, 2004.

    9 Cit. in 9 Evenings : Theatre and Engineering. Edited by Pontus Hultén and Frank Königsberg. New York : Experiments in Art and Technology : The Foundation for Contemporary Performance Arts, 1966. Traduction de l’auteur.

    10 Schneider Herb, « A Glimpse or More at Some Technical Aspects Not Seen by the Third Partner of Nine Evenings – The public », in Experiments in Art and Technology. Records, 1966-1993, Getty Research Institute, Research Library, Accession no. 940003. Traduction de l’auteur.



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