L’image-scène2.1 L'image-scène évoque souvent l'espace théâtral traditionnel
2.2 Un espace immersif
2.3 Un espace à parcourir
2.4 Des théâtres de l'intime
La scène-image3.1 L'écran panoramique
3.2 Le tulle
3.3 Le Pepper's ghost
3.4 Images de synthèse
3.5 Projection 3D
3.6 Autres stratagèmes
La scène augmentée4.1 Capteurs absolus
4.2 Capteurs relatifs
4.3 Combinaisons
Les téléscènes5.1 Scènes en réseau
5.2 Délocaliser dans le cyberespace
5.3 Localiser le spectateur mobile dans l'espace physique
Le symbole Ö avant ou après un mot indique un lien vers une autre fiche des " Les Basiques : Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances ".
1. QUATRE TYPES DE SCENES
Le scénographe tchèque Josef Svoboda définit ainsi l’espace théâtral :
« où que l’on soit, en effet, dans un amphithéâtre, sur une place, dans un cirque ou dans l’espace transformé en théâtre d’une usine, il subsiste toujours cette ligne de partage des eaux, visible ou invisible, entre deux espaces qui ne sont pas occupés de la même façon : l’espace de ceux qui regardent, et l’espace de ceux qui représentent. C’est là que réside précisément l’essence du théâtre. » [1]
Svoboda Josef, cit. in Bablet Denis et Jacquot Jean (études réunies et présentées par), Le Lieu théâtral dans la société moderne, Paris : CNRS, 1978, p. 9.
Parmi la multiplicité des formes qu’a pu prendre l’espace physique du théâtre, un seul paramètre ne varie pas : la co-présence des acteurs et des spectateurs, laquelle conférerait au spectacle son caractère « vivant ». Co-présence signifie la réunion en un même lieu et un même temps des acteurs et des spectateurs. Sur cette base, toute scénographie théâtrale repose sur un système binaire : le lieu des acteurs et celui des spectateurs ; le lieu de l’action et le lieu de l’écoute et du regard.
Est-il possible de retrouver dans les digital performances cette « ligne de partage » qui définit l’espace théâtral selon Svoboda, définition généralement admise comme constitutive du théâtre ? Si cette ligne de partage peut sembler préservée dans des dispositifs « classiques » (des spectateurs devant une scène), les technologies n’en changent pas moins en profondeur le théâtre en tant que lieu.
En effet, l’espace scénique des digital performances n’est pas donné a priori. Il est en perpétuelle actualisation et l’une de ses caractéristiques essentielles est de comporter une interface ⌦ – par exemple entre le comédien et l’environnement scénique, entre l’interprète et le spectateur, entre la scène (le plateau) et le réseau…
Espace intermédiaire, de transition, l’interface permet aux différentes entités de communiquer entre elles, de rendre possible l’échange entre deux ou plusieurs systèmes hétérogènes. Espace instable où les frontières se font et se défont, l’interface sépare et réunit à la fois. Dans les digital performances, l’interface est la condition sine qua non de l’homogénéité du lieu de représentation, le nœud où peut s’organiser la rencontre entre l’interprète et le spectateur, entre la scène et la salle. Autrement dit, l’interface remplace le point de vue, critère normalement retenu pour analyser les dispositifs scéniques. La présence de l’interface rompt avec le modèle binaire de l’organisation de l’espace théâtral traditionnel. Par conséquent, elle remet profondément en question la manière de penser et concevoir la scénographie.
Dans les digital performances, on peut distinguer trois grands types d’interface :
l’image
le plateau
le réseau
Ces trois interfaces vont donner lieu à quatre catégories de dispositifs scénographiques :
l’image-scène
la scène-image
la scène augmentée
la téléscène
Parfois, ces dispositifs se combinent entre eux.
2. L’IMAGE-SCENE
|||||||||| Les images-scènes ont pour interface l’image numérique, celle-ci pouvant être diffusée sur tous types d’écrans, l’écran ultime étant la rétine. Elles se présentent sous forme d’installations interactives au sens large, depuis le CD-Rom jusqu’aux dispositifs immersifs. La plupart du temps, elles s’adressent à un seul spectateur, amené à agir dans/sur la représentation. Ces scènes individuelles, personnelles, suscitent des théâtres de l’intime, des théâtres pour soi.
2.1 L’image-scène évoque souvent l’espace théâtral traditionnel.
L’image-scène a souvent pour contrepoint une version scénique, qui précède ou succède sa réalisation, et qui a lieu sur une scène bien physique :
le CD-Rom Puppet Motel (1996) prolonge le spectacle de Laurie Anderson, The Nerve Bible (1995) ;
Laurie Anderson, Puppet Motel (1996)
Where Where There There Where (1996), CD-Rom de Zoe Beloff, a été conçu lors des répétitions de House/Lights du Wooster Group (1998) ;
le jeu Afalud (2002) reprend et décline l’univers du spectacle Afasia (1998), créés tous les deux par Marcel.lí Antúñez Roca ;
le site Internet DQ anticipe l’opéra du même nom, mis en scène par la Fura dels Baus (2000).
Les images-scènes évoquent souvent les conventions de l’espace théâtral, gardant en mémoire l’espace du plateau, comme une trace rémanente de leur modèle. Une image fixe dont les limites sont celles de l’écran, une esquisse de perspective suffisent à rappeler la scène théâtrale à l’italienne :
Dans le DVD ROM et l’installation Sally or The Bubble Burst (2003) de Toni Dove, la référence à l’espace scénique à l’italienne est évidente. Il s’agit pour le spectateur de manipuler le numéro d’une danseuse des années 30, Sally, et de son ballon transparent. L’espace présenté est celui d’une scène avec quelques éléments de décor et un projecteur qui suit la danseuse dans ses mouvements.
De même, le fond noir, que l’on pourrait penser neutre ou signifiant l’absence d’espace, suggère la profondeur de la cage de scène : les personnages surgissent des profondeurs de l’espace numérique, comme s’ils étaient capturés par le faisceau d’un projecteur.
Dans Salon des ombres, installation créée en 1996 et présentée par son concepteur, Luc Courchesne, comme un « théâtre vidéo interactif», le spectateur est au milieu d’un cercle défini par quatre pupitres, surmontés de quatre plaques de verre suspendues sur lesquelles sont projetées les images de quatre personnages qui donnent ainsi l’impression de flotter dans l’espace. En choisissant parmi les questions présentées sur les différents pupitres, le spectateur peut engager un dialogue avec l’un des personnages ou susciter des débats collectifs.
Luc Courchesne, Salon des ombres (1996)
2.2 Un espace immersif
La question de l’immersion du spectateur est centrale dans la démarche de plusieurs des artistes qui conçoivent des images-scènes. Le spectateur est alors au centre de la représentation, au milieu de l’image.
L’immersion est au cœur des architectures et installations interactives élaborées par Jeffrey Shaw. Figure représentative de ce que l’on a appelé le « cinéma élargi » [2]
Traduction française de « expanded cinema », expression créée par Stan VanDerBeek. Elle a été employée par Jonas Mekas dès 1965 et popularisée par le livre de Gene Youngblood, Expanded Cinema, Londres : Studio Vista, 1970.
, il met au point EVE (Extended Virtual Environment, également nommé iCINEMA) en 1993. EVE est un dôme gonflable de 12 mètres de diamètre et de 9 mètres de haut, au milieu duquel une colonne supporte un projecteur vidéo capable d’effectuer une rotation horizontale de 360 degrés ainsi qu’un mouvement vertical de 120 degrés, toute la surface intérieure du dôme pouvant être balayée, à l’exception du sol. Le projecteur ne couvre pas toute la surface du dôme, mais seulement un rectangle, une fenêtre. L’un des spectateurs manipule le projecteur, soit à l’aide d’un joystick, soit grâce à un capteur placé sur sa tête. Par cette manipulation, il révèle une portion de l’image globale que l’on imagine recouvrir toute la surface de l’écran.
Plusieurs metteurs en scène ont conçu des « ifilms » pour EVE :
Si Poteris Narrare, Licet (2002), du metteur en scène français Jean-Michel Bruyère une relecture du mythe de Diane et Achtéon tiré des Métamorphoses d’Ovide. Lorsque Diane aperçoit Achtéon qui l’observe alors qu’elle prend son bain, elle prononce ces mots : « Si tu le peux, raconte (ce que tu as vu) ». Puis elle le transforme en cerf et le jeune homme, incapable de parler, est réduit en pièces sous les assauts de la meute de chiens de chasse qu’il avait entraînée.
Le dispositif EVE, qui offre un entre-deux entre l’immersion dans l’espace circulaire balayé par le regard du manipulateur, et le face à face avec une portion d’image, permet à Jean-Michel Bruyère d’explorer l’expérience du regard, et plus particulièrement comment le fait de regarder peut en soi constituer un récit. À chaque mouvement, le spectateur-manipulateur révèle le hors-champ de l’image précédente. La sensation est celle d’une image emplissant la totalité de la surface intérieure du dôme, telle une immense fresque en réalité composée de 94 films assemblés, mais dont seule une portion est offerte à la vue. Jean-Michel Bruyère propose dans cette installation une mise en scène du regard du spectateur, chaque parcours visuel sur la surface du dôme devenant l’expression d’une personne, en même temps qu’il révèle différemment le contenu de la fresque, proposant ainsi à chaque manipulation une lecture différente. De même que dans le mythe grec, c’est le regard qui est ici au centre du dispositif.
There is still time…brother (2007), ifilm conçu par la compagnie américaine The Wooster Group pour le dispositif EVE, présenté lors de l’ouverture de l’EMPAC (Experimental Media and Performing Arts Center), nouveau lieu dédié aux arts de la scène et aux technologies aux Etats-Unis.
The Wooster Group, There is still time…brother (2007)
Jean-Michel Bruyère a créé un autre film pour un environnement de Jeffrey Shaw : La dispersion du fils, en 2011.
Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (2011)
En 1996, pour ConFIGURING The CAVE, Jeffrey Shaw a recours à un autre dispositif immersif créé en 1991-92, à l’Université de l’Illinois (Chicago), par l’artiste Daniel Sandin et l’ingénieur Thomas DeFanti. Le « CAVE virtual reality theater » [3]
CAVE signifie Cave Automatic Virtual Environment.
pour employer l’appellation complète, est une pièce cubique de 3 mètres de côté aux parois recouvertes d’écrans sur 3 à 6 faces selon les modèles, dans laquelle la position du spectateur est détectée par des capteurs. Des lunettes lui permettent de voir les images projetées en 3D. La diffusion du son est spatialisée, renforçant ainsi le sentiment d’immersion. Ce n’est plus une image mais un espace interactif multisensoriel que l’on peut expérimenter. Dans le CAVE, l’écran tend à se confondre avec la vue, ou du moins à se superposer au champ visuel. L’écran s’évanouit, le support disparaît, ne laissant que l’image sans cadre. Ce sentiment est renforcé par la visualisation des images en 3D, donnant une impression de volume :
« Plus de face à face, le visiteur partage le même espace que celui de la représentation. Il est littéralement happé « dans » ce qui devient à la fois une scène et une architecture visuelle et sonore. Plus de cadre, les limites qui définissent une image se sont évanouies et les projections se raccordent sans failles, créant ainsi un espace de représentation environnant et continu.» [4]
Duguet Anne-Marie, Déjouer l'image. Créations électroniques et numériques, Paris : Jacqueline Chambon, 2002, p. 210.
.
Jeffrey Shaw, ConFIGURING The CAVE (1996)
Si ces dispositifs ont souvent été analysés en prenant comme arrière plan esthétique et théorique le cinéma, ils n’en sont pas moins fortement tributaires du spectacle vivant et du happening. Dès le début, les recherches sur le « cinéma élargi » sont l’occasion de renouer des liens entre spectacle et cinéma, notamment dans la lignée des futuristes [5]
À ce propos, voir Noguez Dominique, Eloge du cinéma expérimental, Paris : MNAM / Centre Pompidou, 1979.
. Ainsi, c’est en termes d’espace théâtral, de scène [6]
Tout au long de son article consacré à Jeffrey Shaw, Anne Marie Duguet emploie le terme « scène » pour désigner les espaces conçus par ce dernier. Cf. « Du Cinéma élargi à la réalité virtuelle. Jeffrey Shaw », in Duguet Anne-Marie, Déjouer l'image. Créations électroniques et numériques, Paris : Jacqueline Chambon, 2002, pp. 119-172.
, qu’il convient d’analyser les dispositifs d’immersion actuels. Les CAVE en particulier sont conçus comme des hybrides de performance et d’objet à explorer. Il ne s’agit plus seulement d’un écran devant lequel se trouve le spectateur, mais d’un espace physique combiné à un espace numérique dans lequel il est immergé tandis qu’il fait émerger les images.
2.3 Un espace à parcourir
Même lorsque l’on est placé en face d’un écran qui nous rappelle tout de la fenêtre albertienne, ce n’est pas tant dans le dispositif frontal qu’il faudrait chercher un équivalent aux images-scènes que dans les scènes éclatées ou panoramisantes, propres à susciter un déplacement du spectateur. En effet, l’espace représenté n’est pas celui de la perspective de la renaissance, liant tous les objets entre eux. Dans les images-scènes, on est face à une accumulation d’objets isolés, l’unité étant donnée dans le parcours, dans le cheminement du spectateur qui permet de tisser un lien entre des espaces dispersés ou des objets indépendants les uns des autres. C’est un espace à parcourir, une déambulation qui nous éloigne de la scène à l’italienne pour nous rapprocher de l’espace éclaté ou de l’espace à arpenter du théâtre de rue ou encore des mansions du théâtre du Moyen-Âge.
L’artiste américaine Toni Dove présente ses dispositifs comme des « théâtres sans acteurs » [7]
Dove Toni, « Theater Without Actors. Immersion and Responses in Installation », in Leonardo, vol. 27, n°4, 1994, pp. 281-287.
. Elle résout la contradiction entre les réminiscences du cube scénique, qui suppose un spectateur statique, et le parcours, qui suppose un spectateur en mouvement, en pensant « la narration comme une accumulation de vagabondages dans un cube en 3D » [8]
Jennings Pamela, « Interpretations of The Electronic Landscape: A Conversation with Toni Dove », in Felix, Vol 2, n°1, 1995, pp. 266-277, (publié sur Internet
http://www.e-felix.org/issue4/electronic.html).
.
Son installation Artificial Changelings se compose des éléments suivants : un écran sur lequel sont projetées les images de personnages fictifs, des enceintes, une caméra avec un système de reconnaissance de mouvements et quatre tapis posés au sol. Les tapis définissent quatre zone d’interaction et de relation à la fiction qui a lieu sur l’écran : la plus proche de l’écran permet « d’entrer dans la tête » du personnage ; la seconde zone provoque une situation de face à face avec le personnage ; la troisième correspond à un état proche du rêve et la quatrième est le « tunnel du temps », permettant de passer du XIX e siècle à une époque future et vice versa. La caméra détecte non seulement la position du spectateur, mais aussi ses mouvements. Par ses gestes, il peut diriger les personnages, provoquer des modifications de l’image et du son. Dans cette installation, c’est l’analyse de l’espace physique par le système informatique couplé à la caméra qui permet de définir la navigation.
2.4 Des théâtres de l’intime
Dans les images-scènes, l’espace est partagé, non plus entre des acteurs et un public, mais entre un lieu physique et un « lieu numérique ». En effet, les images-scènes favorisent un rapport intimiste, « one to one », du spectateur à la représentation. Le rapport entre espace physique et espace numérique n’y est pas un rapport scène-salle. Celle-ci s’est fondue dans la scène, dissoute dans le lieu de l’action. Le lieu d’où l’on regarde – l’espace du spectateur – est devenu le lieu où l’on regarde et où l’on joue, comme le montre l’attitude des spectateurs de Artificial Changellings : ils s’agitent, semblent être investis d’un personnage, au point de se détourner de l’écran disposé sur l’un des murs de la salle, puis s’immobilisent, regardent à nouveau l’image.
Le CD-Rom La morsure (1996-2000), présenté par Andrea Davidson comme une « chorégraphie interactive numérique », invite le spectateur à influer (bien plus que diriger) sur les comportements des danseurs à l’écran par le biais de la souris. Le curseur disparaît au profit du mouvement. Une grande attention a été portée dans la programmation à la qualité du geste du spectateur Ö, si bien que le tapis de la souris devient une seconde scène pour un ballet de la main très élaboré.
Ces dernières années, on a vu se développer plusieurs spectacles pour un spectateur, directement inspirés de ces théâtres de l’intime suggérés par nos écrans d’ordinateur (et de télévision) :
En 2002, Boris Charmatz crée Héâtre-élévision, pièce chorégraphique réduite à un film projeté sur un écran de télévision présenté dans une installation pour un spectateur. Le spectacle est porté par cette réflexion du chorégraphe, présentée dans le programme de salle : « que restera-t-il de l'odeur du travail des danseurs après l'anesthésie de l'écran et des pixels ? »
Depuis 2009, le metteur en scène Joris Mathieu développe Le bardo, « projet interactif et évolutif pour un spectateur et 49 étapes inspiré de l’univers d’Antoine Volodine ». De chambre en chambre, entre le monde des vivants et celui des morts, le spectateur est engagé à suivre un labyrinthe où stratagèmes optiques et dispositifs technologiques lui font perdre la notion du réel et du virtuel, où ses repères spatio-temporels sont brouillés, où il est invité à prendre part à l’étrangeté d’un monde insaisissable.
Joris Mathieu, Le bardo (2009)
Quoi de plus intime que l’écran d’un smartphone ? C’est ainsi que l’institution néerlandaise pionnière dans le domaine des nouveaux médias, le V2, développe depuis 2010 le Palm Top Theater, un dispositif qui permet de transformer un iPhone en petit théâtre virtuel. Adaptant le procédé du Pepper’s Ghost, il est probable que le Palm Top Theater accueillera de nombreuses œuvres qui seront autant de théâtres miniatures à jouer dans le creux de la main.
V2, Palm Top Theater (2010)
3. LA SCENE-IMAGE
|||||||||| Depuis la fin du XIXe siècle, les images envahissent l’espace scénique, jusqu’à devenir aujourd’hui un phénomène très répandu. À la différence des « écrans sur la scène » Ö, pour reprendre le titre d’un ouvrage dirigé par Béatrice Picon-Vallin [9]
Picon-Vallin Béatrice (sous la direction de), Les écrans sur la scène, Lausanne : L'Âge d'Homme (coll. Th XX), 1998.
, la scène-image est la conversion de la scène en image, comme si la scène et l’écran se superposaient jusqu’à se confondre. Les acteurs sont immergés dans des images sans écran, en 3D, grâce à divers stratagèmes optiques, à des machines de vision. Le numérique, avec l’interactivité, permet d’agir sur ces images, de les modifier, en temps réel ou en temps différé. Dans la scène-image, les images deviennent des espaces habitables.
Ainsi, il ne s’agit plus de changer de décors, les uns à la suite des autres, mais de créer un espace qui soit en mouvement perpétuel, souple et malléable, où l’image réponde instantanément à l’action et offre une espèce de voyage immobile, dirigé soit par un régisseur, soit directement par l’acteur. Cependant, même si sa taille est démesurée, il s’agit toujours d’un objet en 2D – l’écran – inséré dans un espace en 3D – le plateau. L’emploi de la réalité virtuelle, associée à des stratagèmes optiques qui offrent une vision en relief, permet d’établir un pont entre ces deux types d’espace.
Certaines mises en scène de Mark Reaney, Denis Marleau, Teatro Cinema, Victor Pilon et Michel Lemieux, Adrien Mondot, Joris Mathieu, le Théâtre de Complicité, ou chorégraphies de Merce Cunningham, Trisha Brown, Dumb Type (pour ne citer que quelques exemples tant ils sont nombreux) sont caractéristiques de cette démarche. Ces spectacles rejoignent un phénomène ancien : faire de la scène une image [ fiche 02-histoire/4. Ecrans sur la scène ]. Ce phénomène remonte à la naissance de la perspective, qui unifie l’espace, et ce faisant propose des lois optiques favorisant la scène-tableau.
Dans les tentatives de donner chair aux images, de donner l’illusion de leur tridimensionnalité, le cube scénique, et sa mise à distance de la salle, ne sont pas remis en cause. Pour que l’artifice opère, le spectateur doit se tenir à distance de la scène – à la bonne distance. Ce qui faisait illusion hier, et provoquait la stupeur ou l’émerveillement, apparaît parfois aujourd’hui comme un bien pauvre artifice. Dans cette fascination pour les effets de l’illusion, il ne s’agit jamais que d’adapter les techniques contemporaines aux nouveaux modes de perception du spectateur. J’examine ci-dessous les principaux dispositifs utilisés dans les digital performances : écran panoramique, tulle, Pepper’s ghost, projection d’images en 3D, réalité virtuelle.
3.1 L’écran panoramique
Dans certains dispositifs, on observe le même phénomène dans les arts de la scène que dans les installations interactives : la recherche de l’immersion en agrandissant l’écran au maximum pour qu’il remplisse le champ de vision du spectateur.
Un cyclorama hémisphérique constitue la base de la scénographie de [Or] de la compagnie japonaise Dumb Type (1997). Les corps qui viennent perturber cet espace d’un blanc immaculé sont comme épinglés dans le dispositif. L’œil ne peut s’échapper, d’autant plus qu’il est soumis à des effets de persistance rétinienne déclenchés par des flashs lumineux très puissants.
Dumb Type, [Or] (1997)
Quasiment toutes les œuvres de Granular Synthesis recourent à cette invasion du champ scopique, par la multiplication des écrans, souvent disposés à plus de 120°. L’immersion – sonore et visuelle – est encore accrue dans 360 (2002) : les spectateurs sont placés au centre d’un cercle recouvert d’écrans sur 360°, comme dans un panorama, entouré par des enceintes très puissantes.
Granular Synthesis, 360 (2002)
Ciels, la dernière pièce de la Tétralogie de Wajdi Mouawad Le Sang des promesses, créée au Festival d’Avignon en 2009, est un dispositif immersif. Les spectateurs sont placés au centre d’un espace rectangulaire blanc. Les quatre « murs » sont des écrans de projection. Au spectateur, assis sur un tabouret rotatif, de choisir son point de vue dans ce théâtre à 360°.
Wajdi Mouawad, Le Sang des promesses (2009)
3.2 Le tulle
La projection d’images sur un tulle en avant scène, le regard devant traverser l’écran pour percevoir ce qui a lieu sur le plateau, crée un espace ambigu, entre 2D et 3D. C’est le procédé le plus simple pour tenter de faire passer l’image projetée de la deuxième à la troisième dimension en créant l’illusion de la profondeur.
Ce procédé a été utilisé avec succès par Merce Cunningham en 1999 pour l’une de ses œuvres les plus célèbres, BIPED, réalisée en collaboration avec Paul Kaiser et Shelley Eshkar (openendedgroup).
BIPED est l’œuvre qui a porté à la connaissance du grand public les créations en danse et technologie.
De petites boules blanches sont disposées sur les articulations des danseurs et filmées par dix caméras. Un logiciel reconstitue alors, grâce aux points blancs, chaque mouvement qui peut ainsi être transposé sur un squelette virtuel ou des objets en 3D. Les mouvements captés sur les danseurs investissent, habitent, à la fois des formes abstraites et des figures anthropomorphes. Les différentes séquences réalisées, de quinze secondes à quatre minutes, sont ensuite montées au hasard. Fidèle à sa méthode, afin de faire en sorte que chorégraphie, décor et musique soient complètement autonomes, Cunningham les assemble au dernier moment. Projetées sur un tulle en avant-scène, devant les danseurs, les silhouettes semblent évoluer avec eux, dans le même espace. Leur partition chorégraphique offre un contrepoint à celle des danseurs. Plus denses, plus vives, ou plus fragiles selon l’éclairage, les figures de Kaiser et Eshkar surgissent, grandissent, s’évanouissent, telles des ombres numériques, des traces évanescentes, des souvenirs de corps de chair.
Merce Cunningham, BIPED (1999)
Le metteur en scène, informaticien et jongleur Adrien Mondot, dans son premier spectacle, Convergence 1.0 (2005), jongle avec des balles réelles et des balles virtuelles, projetées sur un tulle placé à l’avant-scène. Il est souvent difficile de distinguer les unes des autres, sauf lorsque le comportement des balles virtuelles s’écarte des lois de la gravité ou bien lorsqu’elles se multiplient à l’infini, en un jonglage impossible et rêvé.
Adrien Mondot, Convergence 1.0 (2005)
La compagnie chilienne Teatro Cinema (fondée par d’anciens membres de La Troppa), grâce à un savant jeu de superpositions d’écrans opaques et de tulles, mêle dans Sin Sangre (2007) théâtre et cinéma, image et plateau, de telle sorte qu’il devient impossible de distinguer ce qui relève du décor réel ou du décor virtuel. Les acteurs, dont les gestes et les déplacements sont calés avec une grande précision, viennent « habiter » ces images, ces espaces qui se succèdent les uns aux autres comme par magie : vieille maison, bar-restaurant, voiture circulant sur une autoroute…
Teatro Cinema, Sin Sangre (2007)
3.3 Le Pepper’s Ghost
Certains stratagèmes optiques pour créer des images flottantes, sans support, existent depuis des siècles, comme par exemple les « théâtres optiques » du père Athanase Kircher au XVIIe siècle.Conçus à base de miroirs, ces stratagèmes connaissent un renouveau actuellement. Ainsi du Pepper’s Ghost, inventé au XIXe siècle. Un miroir sans tain, incliné à 45°, est disposé à l’avant-scène. Une scène, invisible du public, se reflète sur le miroir sans tain : on a l’impression que l’image de la scène escamotée « flotte » derrière le miroir (ce sont souvent des spectres qui sont représentés), partageant le même espace que les comédiens évoluant sur le plateau. L’écran disparaît, du moins sous sa forme courante, celle d’une toile blanche qui reçoit des images projetées.
Aujourd’hui, la scène cachée est remplacée par un vidéo-projecteur, ce qui permet de faire apparaître des personnages ou encore des créatures imaginaires. Souvent, lorsqu’il est question d’hologrammes au théâtre, c’est du Pepper’s Ghost dont il s’agit. Qu’elle n’a pas été la surprise des fans du rappeur Tupac, de le voir ressurgir d’entre les morts lors d’un concert posthume le 15 avril 2012…. Il semblerait que le numérique donne une nouvelle vie au Pepper’s ghost, tant les spectacles ayant recours à ce stratagème se multiplient ces dernières années. Quelques exemples :
Les metteurs en scène canadiens Victor Pilon et Michel Lemieux (dont la compagnie se nomme 4d art sur ont fait de ce dispositif un principe scénographique qui est devenu la marque de fabrique de leurs spectacles.
Lemieux Pilon 4D Art, La Belle et la Bête (2011)
Le metteur en scène français Jean Lambert-Wild, dans Orgia (2001), a recours à cette méthode pour donner l’impression qu’acteurs et organismes marins évoluent dans le même espace.
Jean Lambert-Wild, Orgia (2001)
La compagnie Haut et Court, dirigée par Joris Mathieu, a également eu recours au Pepper’s Ghost pour Des Anges Mineurs (2006), Le Bardo (2010) ou encore Ubik/Orbik (2011). Ce procédé de « théâtre optique » permet au metteur en scène d’interroger les liens entre illusion et réalité, de mettre à distance le réel.
Compagnie Haut et Court, Des Anges Mineurs (2006)
3.4 Images de synthèse
La relative démocratisation du coût de production des images de synthèse est l’une des raisons de leur prolifération actuelle sur les scènes de théâtre et de danse. Le phénomène a commencé à se déployer au milieu des années 1990. L’intérêt de ces images de synthèse est qu’elles peuvent être dotées de mouvements de caméras virtuels (qui les rapprochent des jeux vidéo) et qu’elles peuvent réagir à l’action scénique (mouvement des interprètes par exemple) grâce à des dispositifs interactifs Ö. Lorsque des images de synthèse réalisées en 3D sont projetées simultanément sur toute la hauteur de la cage de scène et sur le sol, et lorsqu’elles sont accompagnées d’une création lumière adaptée, elles sont propres à créer des sensations de percée, de plongée, voire de vertige :
Parmi les exemples, citons l’utilisation d’images de synthèse (réalisées par Luke Halls) dans Le Maître et Marguerite mis en scène par la compagnie anglaise Le Théâtre de Complicité dans la cour d’honneur du Palais des Papes à l’occasion du festival d’Avignon 2012. Sur toute la hauteur du mur du Palais des Papes, la projection de plans de Moscou avec un zoom type google earth permet littéralement de plonger dans le paysage urbain. Le spectacle s’achève sur la superposition de l’image reconstituée en 3D du Palais des Papes sur le palais lui-même. Lorsque les pierres du palais virtuel s’effondrent, les murs réels semblent disparaître au profit du réalisme de l’illusion projetée.
Théâtre de Complicité, Le Maître et Marguerite (2011)
D’autres exemples de spectacles intégrant des images numériques fixes ou génératives :
Une solution, toujours dans l’objectif de donner une vision en 3D d’un décor en 2D, consiste à équiper le spectateur de diverses prothèses, les plus connues étant les lunettes polarisantes. Le spectateur a ainsi la sensation que les acteurs évoluent dans le même espace que les décors représentés, et que l’espace vient vers lui. Au théâtre, l’emploi de ces artefacts (ne particulier la stéréoscopie) est récent, même si l’on sait depuis longtemps créer des images en volume grâce au port de lunettes.
Contrairement aux dispositifs précédents, qui maintiennent une coupure très nette entre la scène et la salle, l’usage des lunettes et de la projection 3D permet de rapprocher le décor du spectateur, comme s’il flottait entre la scène et la salle. Le sentiment d’immersion dans la scène est ainsi renforcé.
Plusieurs metteurs en scène et chorégraphes en ont fait l’expérience :
Robert Wilson en 1998 pour un opéra sans acteur de Philip Glass, Monsters of Grace. Si Robert Wilson utilise la stéréoscopie (les projections d’images sont très rares dans ses spectacles), c’est sans doute parce qu’elle lui permet de créer une impression visuelle identique à celle de ses éclairages diffus qui créent un halo lumineux.
Kitsou Dubois propose dans Perspectives, le temps de voir (2011), une suite d’installations vidéo mettant en scène différents espaces et techniques de projection, dont de la vidéo-relief ou du fish-eye. Les installations présentent les images filmées avec des caméras 3D/relief de danseurs évoluant en apesanteur, dans des vols paraboliques.
Kitsou Dubois, Perspectives, le temps de voir (2011)
Les lunettes 3D trouvent un prolongement dans les casques de réalité virtuelle dits HMD (pour Head Mounted Display). En général utilisés dans le contexte des jeux vidéos, ces casques sont dotés de deux écrans placés devant les yeux et sur lesquels on peut projeter des images tout en voyant au travers. Ce dispositif, complété par des systèmes de tracking qui permettent de coupler le défilement des images au mouvement de la tête, provoque un fort sentiment d’immersion. Peu de metteurs en scène ont encore recours à ces dispositifs. Les plus représentatifs sont Yacov Sharir, Marc Reaney, Otávio Donasci et Eric Joris :
Dès 1994, le chorégraphe Yacov Sharir, en collaboration avec Diana Gromala, crée Dancing with the Virtual Dervish, une installation pour casque de réalité virtuelle. Le visiteur est immergé dans un corps qu’il peut pénétrer, au travers duquel il peut cheminer. Le dispositif est également utilisé dans le cadre de performances.
Yacov Sharir, en collaboration avec Diana Gromala, Dancing with the Virtual Dervish (1994)
Mark Reaney, professeur de scénographie à l’université du Kansas explore depuis le début des années 1990 l’utilisation de la réalité virtuelle au théâtre. Dans un premier temps, il utilise la réalité virtuelle pour prévisualiser des maquettes de scénographie. En les projetant à l’échelle 1, ces maquettes se révèlent être des décors interactifs, souples et malléables, visibles en 3D grâce au port de lunettes ou de casques HMD. Pour le théâtre de l’université, Mark Reaney réalise plusieurs scénographies en réalité virtuelle avec ses étudiants.
Avec VideoCriatura Imersiva (Créature-Vidéo Immersive) l’artiste brésilien Otávio propose au spectateur un tête-à-tête intimiste avec une femme coiffée d’un casque à deux entrées. Le spectateur place son visage dans l’autre entrée du casque et est "téléporté" dans un autre lieu (le projet inclut divers lieux emblématiques au Brésil telle qu'une plage, etc.). L’image diffusée dans le casque est une promenade vidéo, à laquelle le spectateur est invité par une jeune femme. Mais au cours du parcours, le spectateur perçoit des sensations réelles (eau sur les mains, vent, etc.), éléments mis en œuvre dans l'espace physique où il se trouve par des assistants qu'il n'avait pas remarqué avant de coiffer le casque. Au cours de la performance, le spectateur est ainsi amené à voyager entre un univers virtuel et des sensations réelles.
Otávio Donasci, VideoCriatura Imersiva (2005)
Le metteur en scène européen qui a sans doute le plus exploré les liens entre réalité virtuelle et immersion du spectateur est le flamand Eric Joris avec sa compagnie CREW. Depuis le premier dispositif pour un spectateur pour Crash en 2004 au dispositif pour plusieurs spectateurs simultanés (Terra Nova, 2011), Eric Joris ne cesse de perfectionner une interface immersive revêtue par « l’immersant » : casque de réalité virtuelle, casque audio, caméra, ordinateur portable attaché sur un sac à dos et éléments de costumes. Ainsi harnaché, celui-ci est conduit dans un parcours narratif. Malgré l’intérêt de l’expérience, les résultats, tant technologiques que dramaturgiques ne sont pas concluants pour le moment.
CREW, Terra Nova (2011)
3.6 Autres stratagèmes
Il existe d’autres procédés pour faire disparaître les écrans de la scène, créés au cas par cas, en fonction d’une œuvre spécifique, comme par exemple la mise en scène des Aveugles de Maeterlinck par Denis Marleau en 2002. À la suite d’une réflexion sur le double et le spectral qu’il mène depuis plusieurs années, sans forcément recourir à l’usage de technologies, Marleau décide de représenter les douze aveugles de la pièce par des personnages virtuels. Ici l’image n’est pas manipulée en temps réel mais préenregistrée et diffusée à volonté. Il n’y a plus d’acteurs sur scène, seulement des ombres, des visages filmés et projetés sur des masques à échelle humaine, qui servent d’écrans en volume, et qui leur confèrent matérialité troublante, tridimensionnelle, et présence quasi-humaine. Dans cette « fantasmagorie technologique », sous-titre donné en référence au fantascope de Robertson (une technique de projection lumineuse héritière de la lanterne magique et dont l’objet était l’apparition de fantômes), la confusion entre la chair et son image, entre le personnage et son reflet, est portée à son comble.
Denis Marleau, Les Aveugles (2002)
4. LA SCENE AUGMENTEE
|||||||||| Dans les scènes augmentées, de la même manière que dans la « réalité augmentée », il y a adjonction, superposition d’un espace virtuel à un espace réel. Une scène augmentée est un plateau que l’on a interfacé avec différents objets numériques qui transforment la nature de l’espace scénique conventionnel. Dans les scènes augmentées, l’interprète, plus rarement un membre du public, manipule l’interface.
Les éléments scéniques (images, sons, lumières, robots, accessoires…) sont organisés, soit en fonction du plateau, soit en fonction de l’interprète. Dans un cas, c’est l’environnement scénique qui est au cœur du dispositif ; dans l’autre c’est le corps. On distingue donc deux démarches :
une première démarche qui repose sur les capteurs absolus, c’est-à-dire fixes. Ils sont disposés sur le plateau. Les prémices de cette démarche sont à rechercher dans la vidéosurveillance.
Une seconde démarche qui repose sur les capteurs relatifs, c’est-à-dire en mouvement. Ils sont généralement fixés sur le corps de l’interprète. Les recherches sur la capture du mouvement sont notamment à l’origine de cet axe.
4.1 Capteurs absolus
Dans une organisation en fonction du plateau, l’espace de jeu dans lequel évolue l’interprète est équipé de toute une série de capteurs dont les champs d’action le recouvrent complètement. Ces capteurs sont fixes dans l’espace, ils ont une position absolue. La solution la plus fréquente consiste en l’implantation de caméras vidéo dont les champs contigus permettent de recouvrir la totalité de l’aire de jeu. L’espace est défini en une zone active – la scène – et en une zone non active – la salle. Dans cette configuration, l’interprète ne revêt aucun dispositif électronique, aucune prothèse, aucun instrument de contrôle spécifique. Son corps en mouvement, parfois la voix, lui permettent de manipuler les objets numériques.
Parmi les logiciels qui permettent ce type de configuration, citons Eyesweb de Antonio Camurri (Université de Gênes), VNS de David Rokeby [10]
VNS de David Rokeby est d’abord une installation avant de devenir un logiciel.
, Eyecon de Frieder Weiss pour Palindrome. Ces logiciels reposent sur l’utilisation de une ou plusieurs caméras. Soit une zone est affectée à un objet (par exemple un son est déclenché ou un effet lumineux est lancé lorsque l’interprète est présent dans cette zone), soit certains gestes (par exemple un poing fermé ou une main ouverte) sont reconnus et les actions qui leurs sont affectés sont alors déclenchées. Ces logiciels ont été conçus à l’origine pour reconnaître les gestes des musiciens, et créer ainsi des instruments virtuels dont les sons sont déclenchés en fonction de la position des mains ou du corps dans un plan. Aujourd’hui, l’équipe d’Antonio Camurri cherche à identifier l’expressivité d’un geste. Autrement dit, le logiciel devrait être capable de distinguer deux gestes identiques effectués par deux personnes différentes.
Eyesweb est fréquemment utilisé en danse car il est capable d’identifier dans l'espace une silhouette, celle du danseur, et d’enregistrer certains paramètres de mouvement : vitesse, déplacement dans l'espace, déploiement des extrémités par rapport au centre du corps…
En 2004, la chorégraphe française Olivia Grandville crée Comment Taire. Ce solo inaugure une période de recherche en collaboration avec l’IRCAM autour des interactions entre le mouvement et le son. La qualité du geste a une influence directe sur le son, le compositeur interagissant également de son côté avec la matière sonore. La danseuse évolue dans un espace restreint (un rectangle de quelques mètres carrés) où ses gestes lui permettent d’interpréter un texte enregistré. Dans une première séquence, les mouvements des mains permettent de déclencher et d’interrompre le discours politique. Dans un second temps, ce sont la vitesse et le déploiement dans l’espace de la danseuse qui engendrent différentes qualités sonores. Le texte enregistré est de plus en plus distordu, malmené ; le geste en révèle les manques, joue avec le langage, le met en déroute. MY SPACE (2008) s’inscrit dans la continuité de ce travail. Pour ces deux pièces, Olivia Granville utilise le logiciel Eyesweb.
Olivia Grandville, My Space (2008)
L’un des spectacles les plus connus faisant intervenir ce type de dispositif est Apparition de Klaus Obermaier (2004), réalisé en collaboration avec le Ars Electronica Futurelab. Dans cette chorégraphie très spectaculaire l’interactivité entre les corps des deux danseurs et les images numériques projetées est portée à son comble, si bien que les uns semblent les extensions des autres et vice versa.
Klaus Obermaier, Apparition (2004)
Plusieurs chercheurs, comme Flavia Sparacino au MIT ou Robb Lovell et John Mitchell à l’Université de l’Arizona ont développé à la fin des années 1990 des dispositifs scénographiques à base de caméras vidéo. Ces recherches visaient à proposer un équipement et une installation standard pour les digital performances. Cependant, chaque projet artistique nécessitant une configuration et un développement spécifique, ce type de projet n’a jamais réellement abouti.
Il faut souligner que les difficultés et les limitations de la reconnaissance par caméra vidéo (qui requiert en particulier une lumière stable) ont parfois orienté les choix vers d’autres types de capteurs, comme les cellules photo-électriques ou les capteurs de pression :
La chorégraphe belge Michèle Noiret, dans Mes jours et mes nuits (2002), évolue sur « une plaque interactive », un dispositif placé au sol. À l’intérieur, des capteurs de pression reliés à un ordinateur réagissent aux déplacements du centre de gravité du corps. La danseuse, par ses mouvements, déclenche et module les sons introduits préalablement dans la mémoire de l'ordinateur. Elle peut ainsi agir comme une « tête de lecture », selon un trajet convenu à l’avance sur la plaque, son corps faisant surgir les paroles enregistrées d’un poème de Joseph Noiret.
Michèle Noiret, Mes jours et mes nuits (2002)
Pour CCC (Children Cheering Carpet), un spectacle pour enfants créé en 2003, la compagnie italienne Teatro di Piazza o d’Occasione a disposé des capteurs de pression sous le tapis qui recouvre l’aire de jeu et sur lequel sont projetées les images numériques. Lorsque l’acteur foule le tapis, les capteurs déclenchent images et sons.
TPO, Il Giardino Dipinto (2005)
4.2 Capteurs embarqués
L’alternative à l’équipement du plateau sont les « technologies embarquées ». Les capteurs ne sont plus répartis dans l’espace scénique, afin de le délimiter, mais sont directement placés sur le corps des acteurs. Le costume lui-même devient l’interface qui permet de dialoguer avec le système, permettant de contrôler tout ou partie des éléments scéniques :
Troika Ranch est à l’origine de l’un des tout premiers costumes de ce type. Nommé MidiDancer, ce système a été conçu dès 1989 lorsque Mark Coniglio et Dawn Stoppiello étaient étudiants au California Institute of the Arts (CalArts). Il permet de mesurer la flexion de différents points du corps afin de contrôler par le mouvement l’environnement scénique : sons, lumières, vidéo… en temps réel. Le MidiDancer a été utilisé dans Plane (1994), un duo pour danseuse et sa représentation vidéo. Grâce à cette interface, la danseuse contrôle la génération de la musique, l’enregistrement d’images vidéo, la manipulation des lumières et les mouvements d’un vidéo projecteur contrôlé par un système robotisé.
Troika Ranch, Plane (1994)
L’un des exemples les plus démonstratifs de cette démarche est l’exosquelette de Marcel.lí Antúñez Roca. Cofondateur La Fura dels Baus, ce dernier a conçu un appareillage spécifique pour Afasia, en 1998. Dans cette « performance interactive », grâce à une interface créée spécifiquement pour l’acteur — un exosquelette truffé d’interrupteurs au mercure, de potentiomètres et de capteurs — tous les mouvements des coudes, des genoux, ainsi que la position des doigts, sont captés en temps réel, transmis par une liaison radio, et traduits en ordres à l’ordinateur. En se conformant à une gestuelle précise, Marcel.lí Antúñez maîtrise les objets numériques de ce plateau technologique, décuplant l’action de son corps, pilotant à distance tous les éléments composant le spectacle : images projetées sur l’écran en fond de scène, robots musicaux et environnement sonore.
Marcel.lí Antúñez Roca, Afasia (1998)
La danse a été à l’origine de nombreux costumes truffés de capteurs, le plus souvent fabriqués sur mesure pour un seul spectacle. Parmi les chorégraphes ayant expérimenté dans ce domaine, citons :
Il s’agit de capturer le mouvement (« motion capture ») ou d’autres informations corporelles (rythme cardiaque, température de la peau…) en s’affranchissant des dispositifs standards, souvent très onéreux ou non adaptés : en effet, certains « costumes de données » ne permettent pas des déplacements au sol, d’autres ont besoin d’une lumière stable qui ne s’accommode pas des variations lumineuses d’un spectacle, d’autres encore ne sont pas assez précis, etc.
Dans ce type de performance, l’espace scénique se construit à partir du corps et des actions de l’interprète. À tel point que pour Mark Coniglio, co-directeur de la compagnie américaine Troïka Ranch, l’acteur, l’image et le son qu’il manipule sont une seule entité [11]
Propos recueillis par l’auteur en septembre 2003 à New York.
. Le dispositif scénique est alors indissociable de l’interprète.
L’objectif de ce type d’interface demeure identique à celui des scènes augmentées dont les capteurs sont répartis sur le plateau : contrôler les différents objets et éléments de la scénographie à partir de l’interprète. Cependant la démarche est différente : il ne s’agit plus de délimiter une zone d’interaction dans laquelle l’interprète vient se placer, mais de partir d’informations recueillies directement sur le corps pour organiser et contrôler l’espace de jeu. L’unité de celui-ci ne provient plus de la répartition des capteurs dans l’espace, mais de la relation de ses différents éléments au corps de l’interprète, dans la limite de la longueur des câbles ou des ondes radio.
4.3 Combinaisons
Dans les scènes augmentées, la scénographie est composée d’une multitude de zones dont on peut modifier les paramètres à chaque instant, d’une accumulation d’objets manipulables (images, sons, lumières, robots…) à distance par le comédien ou le danseur. Finalement, on ne représente plus l’espace scénique par un plan ou une coupe, mais par un circuit électronique schématisant les relations qui peuvent s’établir entre les différentes zones, entre les différents objets.
Dans la grande majorité des spectacles, il y a combinaison des deux dispositifs, une hybridation des capteurs absolus et des capteurs embarqués, afin d’optimiser au mieux les avantages et les inconvénients des uns et des autres :
Light Music (2004) de Thierry de Mey est une pièce musicale pour chef solo, projections et dispositif interactif. Manipulant des percussions invisibles, le chef engendre par ses mouvements sons et images. Le compositeur, Thierry De Mey, combine capteurs absolus et capteurs relatifs. Il utilise le logiciel de David Rokeby (VNS) pour la création des images diffusées derrière le percussionniste (Jean Geoffroy) et certains paramètres de traitement du son. Un capteur placé sur ses mains (puis sur ses poignets dans une version ultérieure) lui permet de manipuler le son avec une plus grande précision et éviter les phénomènes de latence dus à la reconnaissance par caméra.
Thierry De Mey, Light Music (2004)
La compagnie catalane Konic thtr, composée de Rosa Sanchez et Alain Baumann, a recours à un large éventail d’interfaces, dont l’utilisation de capteurs placés sur le corps du comédien et la captation vidéo couplée à un système de reconnaissance de gestes. Ils fabriquent leurs interfaces eux-mêmes, parfois à l’aide d’ingénieurs ou de spécialistes, en fonction du propos qu’ils souhaitent transmettre au public. Leur logiciel de prédilection est Max/MSP. En 2005 et 2006, ils ont développé un programme de recherche intitulé "escena augmentada", dont l’un des aboutissements est le spectacle Nou I_D(2006). Ce projet repose sur la conception et le développement d’outils spécifiques : dispositifs de captation sans fil, traitement temps réel de l’information, vision par ordinateur, etc. Cette scène augmentée doit notamment permettre une écriture non linéaire, basée sur un dialogue entre les interprètes et l’environnement scénique. On est ici très proche des réflexions sur l’ambient intelligence :
« L’intelligence ambiante implique un environnement informatique intégré, des technologies avancées des réseaux et des interfaces spécifiques. Elle perçoit les caractéristiques spécifiques de la présence humaine et des personnalités, prend en charge les besoins et est capable de répondre intelligemment à des souhaits émis par la parole ou par le geste, et peut même engager un dialogue élaboré. » [12]
Ambient intelligence; the evolution of technology, communication and cognition towards the future of human-computer interaction, Ed. by G. Riva et al., IOS Press, 2005. Traduction de l’auteur.
Konic thtr, Nou I_D (2006)
5. LES TELESCENES
|||||||||| Les téléscènes sont des scènes à distance, des scènes en réseau. Ces « scènes à distance » peuvent être soit des lieux numériques, comme des forums ou des environnements virtuels disponibles sur Internet, soit des lieux réels, comme des plateaux de théâtre ou des cybercafés reliés par Internet, ou par un réseau créé pour l’occasion. Les combinaisons de lieux numériques, hébergés sur des serveurs, avec des lieux réels, sont multiples. La scène et la salle ne sont plus alors des espaces physiques ou des espaces virtuels mais une combinaison des deux. Elles ne sont plus des entités circonscrites, mais éclatées, démultipliées, dispersées. Leur nature et leur taille varient au rythme des connexions.
Dans les téléscènes, le théâtre (au sens d’architecture) ne se définira pas tant en fonction de la nature des lieux qu’il juxtapose qu’en fonction de la configuration du réseau reliant les différentes composantes : interprètes, spectateurs, scène, salle.
Trois stratégies sont observées :
connecter des scènes et des salles à distance, dans un jeu de télescopage des espaces-temps ;
délocaliser dans le cyberespace, c’est-à-dire créer des scènes virtuelles sur le réseau ;
localiser le spectateur, autrement dit utiliser les technologies mobiles pour transformer l’espace réel en espace fictionnel.
En France, ces problématiques sont tout particulièrement explorées par x-réseau, un projet initié par Agnès de Cayeux au théâtre Paris-Villette.
5.1 Scènes en réseau
La connexion de scènes et de salles à distance a fait l’objet d’expérimentations dès la naissance du téléphone. J’évoque cet aspect dans la partie consacrée à l’histoire. Ö
Capter le flux du réseau et le rendre visible ou plutôt sensible : il semblerait qu’au-delà des sujets traités et des postures, les spectacles qui font intervenir des scènes connectées à distance ne visent qu’à cela. Dans les « sautes » d’images dues au rafraîchissement des données de la webcam de la fin de La Génisse et le Pythagoricien (2002), conçu et mis en scène par Jean-François Peyret au Théâtre National de Strasbourg, ou bien dans la tentative de créer un personnage à partir de plusieurs interprètes filmés à distance dans les spectacles du Gertrude Stein Repertory Theatre[13]
Les jambes d’un premier acteur et le tronc d’un second sont filmés en direct dans des lieux distants. Ces images sont projetées sur le corps d’un troisième acteur, vêtu de blanc, et dont le costume devient support de projection.
, le spectateur est témoin des saccades du temps et de la collusion d’espaces éloignés fondus dans une durée commune.
La connexion de scènes en réseau a donné lieu à de multiples expérimentations, souvent via des dispositifs de projection d’images :
Dès 1995, la Fura dels Baus connecte à distance plusieurs scènes dans un projet intitulé W.I.P.La compagnie catalane cherchera par la suite différents moyens d’intégrer le réseau dans différents projets.
La Fura dels Baus, W.I.P. (1997)
L’une des expériences emblématiques de connexion de scènes et de salles à distance est un opéra créé au MIT par Tod Machover, The Brain Opera. La première a eu lieu en 1996 dans le cadre du Lincoln Center Festival. L’un des instruments, « the palette » est une application Java accessible sur le Web. Au moment des représentations, les internautes (qui peuvent y assister grâce à un système de broadcasting) peuvent improviser en direct sur cet instrument avec les musiciens présents sur le plateau. Le public du théâtre est invité à danser sur un tapis équipé de capteurs qui permet de générer des sons. La partition est alors le résultat des interactions entre les musiciens, le public du théâtre et le public internaute.
Tod Machover, The Brain Opera (1996)
En 1999, la chorégraphe Isabelle Choinière crée La mue de l’ange à Montréal. Deux danseuses sont reliées par un dispositif de vidéoconférences. Evoluant chacune sur une scène différente, elles génèrent des images et des sons qui sont retransmis dans l’autre espace. Le dispositif incite à un dialogue entre corps réel et corps virtuel, entre présences à distance.
Company in Space, une compagnie de danse basée en Australie, combine dans des images projetées sur scène, parfois sur le corps du danseur, des interprètes présents à distance et des interprètes présents sur le plateau (Escape velocity, 2000 ; Incarnate, 2001).
Dans la première réalisation de la série Ballettikka Internettikka (2001-2011) l’artiste slovène Igor Stromajer danse devant une webcam dont l’image est rafraichie toutes les 20 secondes. L’absence d’image entre deux rafraichissements est l’enjeu de cette chorégraphie, l’interstice que le spectateur doit combler mentalement. L’un des enjeux de Ballettikka Internettikka est également de mettre en œuvre des tactiques de guérilla liées à l’utilisation de technologies mobiles. C’est ainsi qu’Igor Stromajer a réalisé une performance depuis le Bolchoï ou la Volksbühne sans y être toujours invité officiellement.
Igor Stromajer, Ballettikka Internettikka (2001-2011)
Annie Abrahams, artiste née aux Pays-Bas et vivant en France, est considérée comme l’une des pionnières de la performance en réseau. Dès 1996, elle explore sur Internet les modalités des communications interpersonnelles. De 2009 à 2012, elle réalise Huis clos / No Exit, une « série de webperformances autour de la problématique de la communication à distance et la dynamique dans un groupe dispersé » ainsi décrite par son auteur : « Plusieurs performeurs exécutent, chacun depuis son propre station webcam un protocole de performance. Leurs images et sons sont réunis dans une seule vidéo projection. Depuis leurs positions isolées, dispersées dans l'espace, ils se partagent un espace d'expression et de responsabilité, un terrain de jeu, un laboratoire. » [14]
Au Brésil, la chorégraphe Ivani Santana réalise depuis 2005 des « spectacles télématiques » qui mêlent danseurs, images et sons téléprésents.
Ces recherches sont dans la lignée d’expérimentations sur l’art de la communication et du réseau dans les années 1970 ou encore du « théâtre distribué » que Myron Krueger avait imaginé à la même époque à la suite de son installation Videoplace :
« Avec la technologie Videoplace, les acteurs n'ont plus besoin d'être dans un même espace physique pour jouer dans la même pièce. La création d'un théâtre géographiquement distribué est faisable, dans un espace vidéo composé de sources très éloignées et superposées pour former une seule image. Chaque acteur entrerait dans ce Videoplace via une caméra locale, de la même façon que les gens entrent dans une pièce par différentes portes. Le public de chacune des installations Videoplace verrait l'acteur vivant seul sur scène et sous forme d'une présence dans la scène Videoplace projetée. Cette forme de théâtre serait encore plus intéressante si les scènes réelles et électroniques se mélangeaient. La question serait toujours : cet événement a-t-il lieu dans l'espace vidéo ou bien dans l'espace réel ? ». [15]
Krueger Myron W., Artificial Reality II, Addison-Wesley, 1990, pp. 221-222. Traduction de l’auteur.
Les performances de l’australien Stelarc constituent l’une des expériences les plus radicales de scènes en réseau : dès 1985, pour Fractal Flesh, le public peut grâce à un dispositif de capteurs contrôler à distance une partie du corps du performeur. Des décharges électriques provoquées par les internautes contraignent certaines parties du corps à bouger. Dans des performances ultérieures (Ping Body - 1996, Parasite - 1997) ce sont des données directement issues du réseau qui actionnent le corps de Stelarc. Dans l’ensemble de ces performances, intitulé Involuntary Body, le corps est possédé par le réseau.
5.2 Délocaliser dans le cyberespace
Plusieurs metteurs en scène, souvent issus du monde universitaire, s’emparent dès leur création des espaces partagés sur le réseau pour y jouer des pièces de théâtre. Définir des stratégies du regard, organiser le point de vue : tel est l’enjeu de ces représentations sur Internet. Connectés entre eux, acteurs et spectateurs ne partagent pas un même espace physique. Seul l’espace numérique permet de les réunir.
La toute première pièce créée dans un chat est Hamneten 1993, une adaptation de Hamlet, par Stuart Harris et sa compagnie les Hamnet Players. En 1994, Antoinette Lafarge avec sa compagnie les Plaintext Players, commence à explorer les représentations théâtrales dans les MOO – un environnement multi-joueur textuel qu’il est possible de modifier. Elle est suivie par les membres de la communauté virtuelle ATHEMOO en 1995.
L’invention du chat visuel en 1994 offre des possibilités qui vont au-delà des simples échanges textuels des débuts. Chaque personne connectée y est représentée par un avatar. À partir de 1996, des expériences de représentation théâtrale apparaissent :
En 1997, Lisa Brenneis et Adriene Jenik fondent Desktop Theater. Leur premier spectacle conçu pour un chat visuel (en l’occurrence le Palace) est Waitingforgodot.com, une adaptation de la pièce de Beckett, En Attendant Godot.
Desktop Theater, Waitingforgodot.com (1997)
Dans le sillage de Desktop Theater, d’autres compagnies comme Avatar Body Collision créent des spectacles pour ce type d’environnement.
De même que pour les chats, quasiment dès leur invention, différents types d’environnements virtuels partagés en 3D donnent lieu à des représentations théâtrales. Ainsi, pour Stephan Matsuba et Bernie Roehl, qui ont contribué à la création du VRML (un langage de description d'univers virtuels en 3 dimensions) :
« le monde entier est sans doute une scène, mais les mondes virtuels sont encore davantage : ils n'ont pas de quatrième mur, ni de coulisses ; ce sont des théâtres de l'esprit, dans lesquels nous jouons tous notre rôle, et où en plus nous l'écrivons » [16]
Stephen N. Matsuba, Bernie Roehl, « Bottom, Thou Art Translated: The Making of VRML Dream », in Computer Graphics Applications, vol. 19, n° 2, mars-avril 1999, p. 45.
.
En avril 1998, Stephan Matsuba et Bernie Roehl créent une adaptation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, intitulée VRML Dream, pour un environnement conçu en VRML. Les nombreux projets développés dans le cadre d’eRENA (Electronic Arenas for Culture, Art, Performance and Entertainment), un programme soutenu par la commission européenne de 1997 à 2000, cherchent à impliquer le spectateur et réfléchissent sur sa représentation dans des environnements partagés.
Internet est aussi l’opportunité de réunir un public – certes à distance – sur une seule et même scène, celle qui est offerte par le réseau. Dès le milieu des années 1990, plusieurs compagnies de danse testent ce nouvel espace scénique, tout en prenant en compte ses limitations techniques :
Progressive 2 (1996) du chorégraphe et programmeur anglais Richard Lord est considéré comme le premier projet de danse pour internet. Il s’agit du premier opus de ses « web dances » qui proposent au spectateur de combiner des segments vidéo d’une chorégraphie filmée au préalable, ou encore d’agencer dans l’espace des figurines en mouvement.
De 1998 à 2001, la compagnie française Magali et Didier Mulleras a conçu et développé Mini@tures, un projet chorégraphique spécifiquement conçu pour internet qui par la suite a trouvé un prolongement sur la scène. Mini@tures réunit une centaine de "micro-métrages chorégraphiques" dans lesquels se déroulent de courts épisodes dansés.
Magali et Didier Mulleras, Mini@tures (1998-2001)
En 2003, Jean-Jacques Birgé (musique), Nicolas Clauss (conception artistique), et Didier Silhol (danse) s’associent pour créer Somnambules, une succession de douze scènes de danse contemporaine conçues pour internet et avec lesquelles le spectateur peut interagir.
Second Life constitue une autre plateforme virtuelle :
Le collectif Second Front, créé en 2006, réunit plusieurs artistes (Gazira Babeli, Yael Gilks, Bibbe Hansen, Doug Jarvis, Scott Kildall, Patrick Lichty et Liz Solo) produisant des performances dans l’environnement Second Life. Ils se revendiquent de Dada, Fluxus, ou encore des situationnistes.
Second Front, Car Bibbe II (2008). D’après Al Hansen (Fluxus)
Depuis 2007, les avatars de Eva et Franco Mattes (0100101110101101.ORG y rejouent des performances historiques de Vito Acconci, Chris Burden, Marina Abramovic).
Eva et Franco Mattes, Synthetic Performances (2007)
Le projet x-réseau au théâtre Paris-Villette s’est doté d’une île en décembre 2009, baptisée « déficelons », anagramme de Second Life. Premier invité, le metteur en scène Jean-François Peyret, qui poursuit là ses réflexions sur le dialogue homme-machine et l’extension sur le réseau de ses créations théâtrales, extensions qu’il mène quasi systématiquement avec Agnès de Cayeux depuis la fin des années 1990. En écho à son projet autour de Waldende Henri-David Thoreau, il crée deux bots (c’est-à-dire un programme qui simule un comportement humain), deux avatars, H1 et D1, dialoguant à l’infini avec des fragments du texte initial, revus et corrigés par le programme. Ces mêmes bots interviennent dans la version spectacle du projet et dialoguent avec les comédiens sur le plateau.
L’apparition des webcams permet d’autres jeux, qui engagent l’image, et parfois la voix, du spectateur :
Agnès de Cayeux, dans plusieurs créations pour le réseau, s’inspire des chambres de discussion vidéo-chat du réseau Internet. Dans In My Room (2005), une installation, un site Internet et un livre se répondent, offrant trois fenêtres différentes sur l'expérience de la rencontre et du désir sur Internet : « In my room désigne ces singulières relations à distance - ces nouvelles interactions sensorielles et intellectuelles. Il s’agit d’interroger le réseau Internet, des usages que nous en avons à la “nature” que nous pouvons en pressentir. Le corps comme espace public, ce retrait radical de l’intime. Il s’agit aussi de rêver à une définition du réseau qui s’éloignerait radicalement d’un tout marchand et pornographique. L’utopie désignée. Ce réseau-là comme une préfiguration intelligente et sensible de notre propre évolution ». [17]
Agnès de Cayeux, dossier de presse de In My Room, 2005.
5.3 Localiser le spectateur mobile dans l'espace physique
Les technologies mobiles suscitent des téléscènes d’un nouveau genre, initiées sur et par le réseau mais se manifestant dans l’espace réel. Il ne s'agit pas d'inviter le spectateur à se connecter sur le réseau, à se brancher sur une scène virtuelle, mais de rejoindre le spectateur là où il se trouve, et de faire du lieu où il est, de la ville dans laquelle il évolue, la scène potentielle, la scène virtuelle, du drame dont il va être partie prenante. Ce phénomène, que l’on constate aussi dans l’engouement pour les flashmobs[18]
Rassemblement d’un groupe de personnes dans un lieu public pour y effectuer des actions convenues d’avance, avant de se disperser rapidement.
à la fin des années 2000, est lié aux nouveaux modes de présence des spectateurs : équipés d'un attirail mobile et sans fil, ils sont reliés en permanence à différents réseaux. Ces expériences rejoignent l’univers du jeu vidéo ainsi que les performances initiées dans les années 1960 où les consignes du metteur en scène ou du chorégraphe sont délivrées par talkie walkie aux interprètes au cours de la performance.
Le chorégraphe Jérôme Bel, dans l’une des séquences de The Show Must Go On (2001), munit ses danseurs de lecteurs CD. Une chanson de variété est attribuée à chacun. Le public n’entend rien, si ce n’est le refrain chanté à tue-tête, dans une joyeuse cacophonie, par les différents interprètes.
Jérôme Bel, The Show Must Go On (2001)
Les créations de Roger Bernat, où le metteur en scène dirige le public via différentes interfaces sont dans cette lignée de la commande à distance. DansLe sacre du printemps(2010), les spectateurs sont invités à prendre la place des danseurs de l’adaptation du Sacre créée par Pina Bausch. Munis de casques audio, ils reçoivent les instructions du metteur en scène afin d’interpréter la chorégraphie.
Roger Bernat, Le sacre du printemps (2010)
Le téléphone portable reçoit la faveur des artistes, après quelques expériences menées avec des walkmans ou des audio guides :
L’une des œuvres pionnières dans ce domaine est le concert de sonneries de téléphones portables, Dialtones (A Telesymphony), organisé par Golan Levin lors du festival Ars Electronica en 2001. Les téléphones portables des spectateurs présents au concert sont programmés de sorte à recevoir une nouvelle tonalité de sonnerie. Grâce à un logiciel qui permet d’activer à volonté ces sonneries, il est possible d’en jouer comme d’un instrument.
Golan Levin, Dialtones (A Telesymphony) (2001)
Le parcours du metteur en scène Stefan Kaegi suit cette évolution technologique. En 1999, avec son comparse Bernd Ernst, il crée Kanal Kirchner, œuvre présentée au festival Spielart à Munich. Le spectateur, muni d’un walkman, part dans les rues de Munich en suivant les instructions données par une voix enregistrée, sur les traces d’un libraire disparu de manière étrange. À la réalité de la ville, une fiction se superpose, dédoublant la perception du spectateur entre ville réelle et ville imaginaire. Le spectateur devient alors un acteur de la ville imaginaire, engagé dans un thriller dont il est partie prenante, tout en évoluant dans les rues de Munich, mû par une voix invisible.
Quelques années plus tard, Stefan Kaegi renouvelle l'expérience, cette fois au sein de la compagnie Rimini Protokoll, et passe du walkman au téléphone portable. Dans Call Cutta (2005) Le spectateur suit les instructions qui lui sont données par un ou des acteurs situés dans un « call centre ». Au travers d’une conversation, le spectateur est guidé dans la ville de Calcutta, ou dans d’autres villes (dans une version adaptée intitulée Call Cutta in a box ), en fonction de différentes trames dramaturgiques : un récit d’espionnage, une pièce historique sur l’indépendance du Bengale… À la réalité de la ville, une fiction se superpose, dédoublant la perception du spectateur entre ville réelle et ville imaginaire.
Rimini Protokoll, Call Cutta in a box (2008)
En 2006, la manifestation First Play Berlin, a proposé un « programme international d'art numérique vivant – fusion de la performance et de la technologie mobile. Étendant les limites de l’interaction et de la participation, le regardeur est invité à naviguer dans des espaces virtuels en effectuant un voyage dans le monde réel, physique ». Entre le jeu vidéo, l’art radiophonique et le théâtre, ces œuvres proposent de guider le spectateur dans des univers virtuels qui s’appuient sur l’espace réel, en le munissant de téléphones portables ou de PDA (Personnal Digital Assistant – Assistant numérique personnel). Etait notamment présenté Day of the Figurines de Blast Theory, développé dans le cadre du programme « City as Theatre » du projet européen IperG. L’objet des recherches d’IperG est la création de « pervasive games », dont la traduction littérale est jeux envahissants, et dont la caractéristique majeure est d’avoir lieu dans le cadre de notre vie quotidienne, provoquant une contamination entre le jeu et la vie.
Blast Theory, Day of the Figurines (2006)
Cette préoccupation pour l'espace physique dans lequel évolue le spectateur est au cœur d'un mouvement dénommé « locative media » [19]
Cf. le dossier coordonné par Drew Hemment, « Locative Media », in Leonardo Electronic Almanac, Vol. 14, n° 03-04, juillet 2006, http://leoalmanac.org
. Les « médias locatifs » sont nés de la combinaison des technologies mobiles et des systèmes d'information géographique (GIS : Geographic Information Systems) comme le GPS, le wifi, ou encore les RFID (Radio Frequency IDentification). Cette combinaison permet de reconsidérer la manière dont on perçoit et dont on investit l'espace. Le renversement de perspective est d'importance : il ne s'agit plus de créer un monde virtuel ex-nihilo, mais de construire un espace de données à partir d'un espace réel, et de jouer de leurs coïncidences ou de leurs dissonances.
6. ICI ET AILLEURS, MAINTENANT
Que ce soit dans les images-scènes, les scènes-images, dans les scènes augmentées ou encore dans les téléscènes, l’interface, en introduisant un espace intermédiaire, une zone de contact, change radicalement le rapport entre espace de la représentation et espace de l’écoute et du regard, entre le faire et le voir. Y compris dans les scènes augmentées, où une configuration plus traditionnelle semble peu ou prou maintenue : très souvent, ces dispositifs sont déclinés en installations interactives pour que le spectateur puisse faire l’expérience du dispositif. De nombreux auteurs, dont Lev Manovich ou encore Jean-Louis Weissberg, rappellent que voir et agir sont liés dès le début de l’adjonction de l’écran au calculateur [20]
Cf. Manovich Lev, The Language of New Media, Cambridge (MA): MIT Press, 2001 (traduction française : Les presses du reel, 2010) ; Weissberg Jean-Louis, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris : L'Harmattan, 1999 (publié sur Internet :
http://hypermedia.univ-paris8.fr/Weissberg/presence/presence.htm).
. L’action engendre une continuité entre les deux espaces, elle établit une relation entre deux entités maintenues traditionnellement à distance dans la culture occidentale.
L’interface permet d’établir un lien entre espace physique et espace numérique. Si bien que la coupure sémiotique entre la scène et la salle disparaît au profit d’une coupure entre espace physique et espace numérique, le rapport entre ces deux derniers n’étant pas un rapport scène-salle.
Finalement, ce qui est proposé, ce n’est plus le partage d’un même espace mais le partage d’un espace-temps, ici et ailleurs, maintenant. Ainsi, dans les téléscènes, le rendez-vous donné au spectateur n’est pas fixé en terme de lieu mais en temps universel (ou horaire GMT). Dans les digital performances, l’enjeu n’est pas tant celui du temps réel que celui du temps privilégié du rendez-vous qui postule une rencontre, y compris avec des êtres numériques « enregistrés » comme ceux mis en scène par Denis Marleau. La scéno-graphie, l’écriture de l’espace, est aussi écriture du temps. Cependant ce temps n’est pas tant défini par la représentation que par le spectateur et/ou l’interprète qui parcourt l’espace proposé. C’est un temps qui permet de déplier l’espace. Dans les digital performances, le temps s’articule comme espace. Le temps, celui du déplacement, de la variation, de la métamorphose de l’espace, s’est infiltré dans la configuration du lieu scénique.
Références :
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Baltrusaitis Jurgis, Le Miroir, Paris, Balland, 1979.
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Freydefont Marcel, « Les contours d’un théâtre immersif (1990-2010) », Agôn, Déborder les frontières, N°3: Utopies de la scène, scènes de l'utopie, Dossiers, mis à jour le : 10/01/2011, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1559.
Hemment Drew (dossier coordonné par), « Locative Media », in Leonardo Electronic Almanac, Vol. 14, n° 03-04, juillet 2006, http://leoalmanac.org
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1 Svoboda Josef, cit. in Bablet Denis et Jacquot Jean (études réunies et présentées par), Le Lieu théâtral dans la société moderne, Paris : CNRS, 1978, p. 9.
2 Traduction française de « expanded cinema », expression créée par Stan VanDerBeek. Elle a été employée par Jonas Mekas dès 1965 et popularisée par le livre de Gene Youngblood, Expanded Cinema, Londres : Studio Vista, 1970.
4 Duguet Anne-Marie, Déjouer l'image. Créations électroniques et numériques, Paris : Jacqueline Chambon, 2002, p. 210.
5 À ce propos, voir Noguez Dominique, Eloge du cinéma expérimental, Paris : MNAM / Centre Pompidou, 1979.
6 Tout au long de son article consacré à Jeffrey Shaw, Anne Marie Duguet emploie le terme « scène » pour désigner les espaces conçus par ce dernier. Cf. « Du Cinéma élargi à la réalité virtuelle. Jeffrey Shaw », in Duguet Anne-Marie, Déjouer l'image. Créations électroniques et numériques, Paris : Jacqueline Chambon, 2002, pp. 119-172.
7 Dove Toni, « Theater Without Actors. Immersion and Responses in Installation », in Leonardo, vol. 27, n°4, 1994, pp. 281-287.
8 Jennings Pamela, « Interpretations of The Electronic Landscape: A Conversation with Toni Dove », in Felix, Vol 2, n°1, 1995, pp. 266-277, (publié sur Internet http://www.e-felix.org/issue4/electronic.html).
9 Picon-Vallin Béatrice (sous la direction de), Les écrans sur la scène, Lausanne : L'Âge d'Homme (coll. Th XX), 1998.
10VNS de David Rokeby est d’abord une installation avant de devenir un logiciel.
11 Propos recueillis par l’auteur en septembre 2003 à New York.
12 Ambient intelligence; the evolution of technology, communication and cognition towards the future of human-computer interaction, Ed. by G. Riva et al., IOS Press, 2005. Traduction de l’auteur.
13 Les jambes d’un premier acteur et le tronc d’un second sont filmés en direct dans des lieux distants. Ces images sont projetées sur le corps d’un troisième acteur, vêtu de blanc, et dont le costume devient support de projection.
15 Krueger Myron W., Artificial Reality II, Addison-Wesley, 1990, pp. 221-222. Traduction de l’auteur.
16 Stephen N. Matsuba, Bernie Roehl, « Bottom, Thou Art Translated: The Making of VRML Dream », in Computer Graphics Applications, vol. 19, n° 2, mars-avril 1999, p. 45.
17 Agnès de Cayeux, dossier de presse de In My Room, 2005.
18 Rassemblement d’un groupe de personnes dans un lieu public pour y effectuer des actions convenues d’avance, avant de se disperser rapidement.
19 Cf. le dossier coordonné par Drew Hemment, « Locative Media », in Leonardo Electronic Almanac, Vol. 14, n° 03-04, juillet 2006, http://leoalmanac.org
20 Cf. Manovich Lev, The Language of New Media, Cambridge (MA): MIT Press, 2001 (traduction française : Les presses du reel, 2010) ; Weissberg Jean-Louis, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris : L'Harmattan, 1999 (publié sur Internet : http://hypermedia.univ-paris8.fr/Weissberg/presence/presence.htm).