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ETUDES ET ESSAIS > LES BASIQUES > ARTS DE LA SCENE ET TECHNOLOGIES NUMERIQUES : LES DIGITAL PERFORMANCES > QU'IMPLIQUE L'INTERACTIVITE POUR L'INTERPRETE ET POUR LE SPECTATEUR ?
   
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Qu’implique l’interactivité pour l’interprète et pour le spectateur ?







  1. Introduction
  2. L’interactivité : une nouvelle hiérarchie entre les différents éléments de la représentation ? 2.1 L'homme orchestre
    2.2 Le geste et le son : une inversion des paradigmes historiques
    2.3 Feedback et apprentissage
  3. L’acteur et le danseur, marionnettes de la machine ? 3.1 Le corps : un subjectile pour les technologies numériques
    3.2 La voix
  4. Comment rendre perceptible l’interactivité ?
  5. Interprète et spectateur : Une permutation des rôles ?


Le symbole Ö avant ou après un mot indique un lien vers une autre fiche des " Les Basiques : Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances ".





1. INTRODUCTION

L’interactivité est généralement considérée comme l’une des caractéristiques les plus emblématiques du numérique. Pour la définition de l’interactivité, je renvoie à celle de Philippe Bootz dans l’opus des Basiques consacré à la littérature numérique, en l’adaptant au domaine des digital performances. Pour paraphraser Philippe Bootz,

|||||||||| nous définirons l’interactivité comme une propriété de la relation qui s’instaure entre le joueur (que celui-ci soit acteur, danseur ou spectateur) et le programme. Il s’agit d’une capacité donnée au joueur et d’une obligation pour le programme. Elle consiste en la capacité que le spectacle donne au joueur de pouvoir influencer la composition des signes proposés à son interprétation et en l’obligation que la représentation impose au programme de devoir tenir compte de certaines informations fournies par le joueur.

Depuis le milieu des années 1990, il existe de plus en plus de voix parmi les théoriciens et les chercheurs pour rappeler que le corps est bel et bien présent dans les objets numériques. Par exemple Philippe Quéau :

« Le rôle prédominant du corps dans le système virtuel en tant qu’élément actif et moteur, et non pas seulement récepteur passif et immobile, apporte une dimension absolument nouvelle par rapport aux techniques de représentation spectaculaire comme la télévision ou le cinéma. »[1]

L’interactivité implique la prise en compte du corps dans le numérique. Ce faisant, le phénomène est réversible : les technologies numériques offrent de nouvelles conditions de perceptions et affectent nos propres corps.

Cette « dimension nouvelle » de l’interactivité, les digital performances l’ont largement explorée. Une grande partie de la réflexion menée dans les digital performances est consacrée à l’élaboration d’interfaces interactives qui permettent au danseur, à l’acteur – parfois au spectateur – de dialoguer avec les différents éléments de la représentation.

Dans cette partie, les questions suivantes seront abordées :

  • L’interactivité implique-t-elle une nouvelle hiérarchie entre les différents éléments de la représentation ?
  • L’acteur et le danseur sont-ils les marionnettes de la machine ?
  • Comment rendre perceptible l’interactivité ?
  • L’interactivité change-t-elle les rôles dévolus traditionnellement à l’interprète et au spectateur ?





2. L’INTERACTIVITE : UNE NOUVELLE HIERARCHIE ENTRE LES DIFFERENTS ELEMENTS DE LA REPRESENTATION ?

Le code binaire, caractéristique du numérique, permet un phénomène d’une importance majeure pour le spectacle vivant : la conversion des signaux. Pour ne donner qu’un seul exemple d’utilisation de cette caractéristique au théâtre, l’accompagnement sonore de Genesi (1999), spectacle de la compagnie italienne Raffaello Sanzio, a été réalisé en transformant des images en contenu sonore. Le metteur en scène (Romeo Castellucci) confie au compositeur (Scott Gibbons) des images tout au long du processus de création. Certains paramètres de ces images, une fois numérisées, sont utilisés pour générer du son. D’après Castellucci, « c’est comme si telle image avait depuis toujours recelé un secret de son, comme si depuis toujours elle avait été le gardien d’un son ». [2]

.



Socìetas Raffaello Sanzio, Genesi (1999)


Parce que tout signal peut être ramené à un code simple, il est alors possible de manipuler n’importe quel objet par n’importe quelle autre entité, grâce à l’utilisation de capteurs et d’interfaces appropriés : l’image, le son, les lumières, les robots, etc. sont agis par la voix, les mouvements, la respiration, la température du corps, le rythme cardiaque.

Dans les arts de la scène, l’interactivité a provoqué de profonds bouleversements quant à la relation entre l’interprète et son environnement scénique (il peut se transformer en véritable homme orchestre), entre l’interprète et les autres composantes du spectacle, en particulier la musique, mais aussi quant à la pédagogie (phénomène du feedback).



2.1 L’homme orchestre

L’interactivité permet à l’acteur et au danseur de se transformer en véritable homme-orchestre, puisqu’il peut contrôler depuis son corps tous les éléments de la représentation. C’est l’une des figures explorées par le metteur en scène catalan Marcel.lí Antúñez Roca dans ses spectacles.

Dans P.O.L.(2002), créé et mis en scène par Marcel.lí Antúñez, des robots fabriqués à partir d’animaux empaillés composent la suite du personnage principal. Ce dernier, ainsi que le second personnage, sont équipés d’un exosquelette qui leur permet d’interagir avec les robots et les images projetées.



Marcel.lí Antúñez, P.O.L. (2002)


L’acteur devient un homme-orchestre, se substituant à la fois au metteur en scène et au régisseur. L’objectif de Marcel.lí Antúñez est, grâce à l’interactivité, de contrôler tout l’environnement scénique :

« Interagir sur les phénomènes sur lesquels traditionnellement on n’avait pas de contrôle interactif est un fait nouveau. […] Le contrôle d’automatismes, de robots, d’images, et l’élargissement de cet éventail à toute une série d’éléments, c’est cela la nouveauté. C’est ce qui continue de m’intéresser en tant que recherche d’un modèle. Le principe de l’interaction est un principe complexe qui n’a pas une seule solution, en fait. […] Mais dans un spectacle, c’est différent. Parce que le rôle de l’interactivité est en fait d’administrer. C’est un autre concept. Elle a une autre valeur. Ce que je fais, bien que ce soit interactif, c’est du séquentiel. Enfin, c’est une solution, il y en a sûrement d’autres. Mais que ce soit dans Afasia ou dans P.O.L., l’interactivité est conçue comme un outil de gestion. De même que l’acteur utilise sa voix par exemple, l’interactivité est un instrument. » [3]

Dans la plupart des digital performances, le contrôle effectué par l’interprète sur les différents éléments de la représentation est moindre que dans les spectacles de Marcel.lí Antúñez. En général, l’interprète dialogue avec un seul média. Voici plusieurs exemples de dialogue entre l’interprète et l’environnement, en dehors du cas particulier de la relation mouvement/son que j’examinerai plus loin Ö. Si les possibilités sont a priori infinies, force est de constater que l’interactivité entre l’interprète et l’environnement scénique se concentre surtout sur la manière dont le mouvement peut modifier en temps réel des images. L’interactivité entre le mouvement et les lumières est plus récente, essentiellement pour des raisons techniques.

  • Interactivité corps / image : dans Orgia, texte de Pasolini mis en scène par Jean Lambert-Wild en 2001, les comédiens sont équipés de capteurs qui enregistrent certains paramètres physiologiques censés révéler leurs émotions (rythme cardiaque, amplitude respiratoire, conductivité de la peau, variation de la température). Grâce à un système d’intelligence artificielle, baptisé Daedalus, les informations ainsi récupérées influencent les comportements et les mouvements des « posydones », des organismes inspirés du monde sous-marin dont les images sont projetées sur scène. Ils naissent, meurent, se reproduisent en fonction des émotions des comédiens.


Jean Lambert-Wild, Orgia (2001)


  • Interactivité mouvement / image : pour l’opéra Le juif de Malte (The Jew of Malta), créé en 2002 à l’opéra de Munich, Joachim Sauter (Art + Com) conçoit un dispositif qui permet de générer des images de synthèse représentant différents lieux en fonction des mouvements du personnage principal, Machiavel. Celui-ci a ainsi tout pouvoir sur la scénographie et les autres personnages.

  • Interactivité mouvement / lumière : Armando Menicacci développe pour Incantus (2007) du chorégraphe Vincent Dupont une interface permettant au mouvement de contrôler la lumière. Pendant une dizaine de minutes, les interprètes gèrent en direct l'intensité lumineuse sur le plateau grâce à des capteurs fixés sur leur corps.
  • Interactivité mouvement / lumière / son : Le spectacle et l’installation Future Self (2012) est le résultat de la collaboration entre le chorégraphe Wayne McGregor, le compositeur Max Richter et le studio Random International. Ce studio s’est spécialisé dans la création d’œuvres et de dispositifs interactifs, en particulier entre le mouvement et la lumière. Future Self est constitué d’une sculpture de LED qui s’anime en présence d’un corps. Les mouvements de celui-ci sont fidèlement reproduits en lumière dans une matrice 3D, telle un miroir lumineux.


    Wayne McGregor, Future Self (2012)

Les interfaces interactives permettent à l’interprète d’autres modes de relation avec la lumière, le son, l’image, ou encore avec les autres interprètes. Il ne s’agit plus pour l’acteur ou le danseur de se caler par rapport à une image, de dépendre des différents « tops » de la régie qui lancent le son ou la lumière mais bien de dialoguer en temps réel avec les différents média. Le changement de paradigme est de taille : l’interprète devient son propre régisseur, l’environnement scénique lui obéit, au doigt et à l’œil, comme s’il était le prolongement de son corps, comme s’il était un véritable instrument dont il peut (se) jouer. Il a le contrôle de la représentation et peut lui impulser son propre rythme. Les interfaces permettent de créer un système bidirectionnel. Elles fonctionnent comme un miroir technologique, plus ou moins déformant, des faits et gestes de l’interprète. Il est alors possible d’élaborer une dramaturgie des interfaces beaucoup plus complexe qu’un claquement de doigt pour faire jaillir la lumière. Car les interfaces ne sont pas qu’une histoire de technique : elles sont aussi et surtout une écriture en puissance. Ö



2.2 Le geste et le son : une inversion des paradigmes historiques

Les technologies numériques changent radicalement la relation entre le geste et le son : avec l’interactivité, tout geste peut déclencher, modifier ou engendre un son. Le corps peut ainsi produire son propre accompagnement musical : la musicalité du geste devient audible. Ce changement de paradigme bouleverse le rapport musique/danse : alors que le danseur suit la partition musicale, ou bien qu’il danse indépendamment de l’accompagnement sonore, jamais encore il n’avait produit son propre accompagnement musical grâce à son geste. Ce changement de paradigme a trois conséquences :

  • À chaque représentation, l’accompagnement musical est différent.
  • La composition musicale doit prendre en compte le geste dansé : celui-ci interprète la partition de la même manière qu’un instrumentiste peut le faire, mais avec des paramètres différents, liés à la danse.
  • L’interactivité geste/musique produit un effet de feedback : le danseur, ayant un retour sonore en temps réel sur la qualité de son geste, approfondit sa conscience corporelle. Ceci a un impact décisif en termes de pédagogie Ö.

Le geste et son effectivité produisent un sentiment de présence : le surgissement du geste s'inscrit dans le présent ; il est acte de présence. Il existe une très grande diversité des recherches menées sur l’interactivité entre le geste et le son. En France, l’une des premières personnes à s’emparer de cette problématique est la chorégraphe Stéphanie Aubin, formée auprès des fondateurs de la post-modern dance et plus particulièrement auprès de Trisha Brown. Au milieu des années 1980, elle crée un solo, Machinations (1985), et un duo, Dédoublé (1986), dans lesquels ses mouvements, filmés par une caméra, lui permettent de contrôler le son [4] . Si le théâtre est également concerné par ces recherches, c’est surtout la danse et la musique qui s’emparent de ce phénomène. Tout un pan de la recherche à l’IRCAM est consacré à la captation du geste. L’une des sept équipes de recherche, « interactions musicales temps réel », dirigée par Frédéric Bevilacqua et issue de l’ancienne équipe intitulée « applications temps réel », consacre ses travaux autant à la musique qu’à la danse. Elle est ainsi présentée sur le site Internet de l’IRCAM :

« L'équipe Interactions musicales temps réel développe de nouveaux paradigmes et technologies d'interaction en temps réel entre des interprètes - musiciens, danseurs ou acteurs - et des systèmes d'informatique musicale. Ces dispositifs mettent en œuvre des recherches sur l'analyse et la reconnaissance de formes sonores et gestuelles ainsi que le traitement du son interactif. »

Pour le chercheur Frédéric Bevilacqua, l’un des points communs entre danse et musique est le suivant :

« Ce qu'il y a de commun entre les systèmes de captation de danse et de musique c'est que finalement on s'intéresse à un « geste » qui va varier dans le temps. Cette variation dans le temps est essentielle. D'ailleurs, en danse contemporaine, on s'intéresse généralement moins aux postures qu'aux transitions entre deux postures. Pour nous, chercheurs, un mouvement, c'est quelque chose qui a une durée, et une amplitude qui varie dans le temps, plus lentement que les vibrations du son. C'est donc un événement qu'on va généralement pouvoir percevoir visuellement. Mais on peut aller plus loin : les propriétés d'un son (intensité, caractéristiques liées au timbre, hauteur...) qui varient dans le temps vont pouvoir être également appréhendées avec le même formalisme, les même outils de « suivi de geste » que l'on développe. » [5]

Par ailleurs, un pôle spectacle est créé en 2003 au sein de l’IRCAM. Dans ce cadre, plusieurs œuvres chorégraphiques reposant sur l’interactivité danse/musique sont créées. Elles initient un dialogue approfondi entre chorégraphes et compositeurs, mettant à disposition des premiers des moyens de recherche inédits. Il est impossible de citer ici toutes les œuvres concernées, mais voici quelques exemples :

  • Olivia Grandville, dans Comment Taire (2004) et My Space( 2008) Ö, se saisit de l’opportunité d’une collaboration avec l’IRCAM pour « savoir si [elle] étais capable d'organiser musicalement quelque chose à partir de ma danse. » [6] Elle décrit cette expérience en ces termes :

    « Le dispositif sur lequel nous travaillons révèle la possibilité de composer la danse à l'oreille : "j'entends" le geste que je viens de produire, et, par une sorte de bouclage de la perception, ce son transforme la nature du mouvement suivant. La simulation technique trouble nos perceptions sensorielles : la danse ne produit pas réellement de son, seul l'outil technologique, paramétré en amont, réagit à des signaux donnés par le corps, nous sommes donc dans l'illusion perceptive. Pourtant, cette illusion modifie la corporalité du danseur en l'immergeant dans des volumes sonores qui influencent la texture de son mouvement.» [7]



Olivia Grandville, My Space ( 2008)


  • Double Points: OYTIΣ (2011) est le résultat du projet initié en 2004 par le compositeur Hanspeter Kyburz et le danseur et chorégraphe Emio Greco. Grâce à des capteurs placés sur le corps du danseur, les mouvements de ce dernier contrôlent des sons électroniques. La recherche a été axée sur le suivi de gestes spécifiques et leur reconnaissance.



    Emio Greco, Double Points: OYTIΣ (2011)


Frédéric Bevilacqua insiste sur le fait que chaque chorégraphie impose un dispositif spécifique :

« Que l'on travaille avec Myriam Gourfink ou Richard Siegal, c'est-à-dire avec des chorégraphes qui proposent des danses extrêmement différentes, dans les deux cas il reste que l'on va capter le mouvement des danseurs. Et pour chacun on va utiliser des systèmes de captation différents, à chaque fois adaptés à leurs chorégraphies. » [8]

Les technologies imposent une gestuelle spécifique. La transmission de Light Music en 2011 de l’interprète (Jean Geoffroy) qui a créé la pièce de Thierry De Mey vers d’autres interprètes est exemplaire de ce phénomène. Sur scène, une bande de lumière définit une zone active. Lorsque l’interprète vient y placer ses mains, il déclenche des sons et des effets sonores. Les mouvements sont simultanément filmés et composent une calligraphie projetée sur un écran en fond de scène. Lorsque Jean Geoffroy, qui est un percussionniste émérite, a transmis l’exécution de la partition à d’autres interprètes, cela a dû se faire dans le dispositif, en situation. Ses indications n’étaient pas musicales, mais chorégraphiques : il expliquait des placements du corps et des intentions de geste pour produire tel effet sonore ou visuel indiqué dans la partition.



Thierry De Mey, Light Music (2004)



2.3 Feedback et apprentissage

Les technologies numériques permettent d’obtenir un retour direct, visuel ou sonore, pour l’interprète : le plus infime de ses mouvements peut modifier instantanément une image ou un son. Cette particularité peut certes être utilisée dans des spectacles, comme on vient de le voir. Elle peut également être très utile en termes d’apprentissage. En effet, le phénomène de feedback permet à l’interprète de développer une plus grande conscience de son propre corps, comme le montrent plusieurs expériences menées dans ce domaine :

  • Les chercheurs Armando Menicacci, Emanuele Quinz et Scott deLahunta ont mis en place lors du Monaco Dance Forum de décembre 2004 un workshop intitulé Techlab, étendre la perception. Inspiré des techniques de biofeedback utilisées pour des patients qui réapprennent des gestes à partir d’un dispositif de rétroaction sonore, les chercheurs mettent en place un feedback sonore pour des danseurs afin d’étudier leur perception de l’espace. Ce feedback permet aux danseurs de prendre conscience de certains schémas corporels, de certaines préférences. [9]

  • Double Skin Double Mind (DSDM) Ö est une installation pédagogique avec système de feedback. Il permet au danseur présent dans l’installation d’avoir un retour visuel et sonore sur la qualité de son mouvement, sur sa compréhension du mouvement enseigné par le chorégraphe Emio Greco.



    Emio Greco, Double Skin Double Mind (DSDM) (2010)





3. L’ACTEUR ET LE DANSEUR, MARIONNETTES DE LA MACHINE ?

En devenant l’interface entre le plateau et la scène numérique, entre le monde physique et l’univers virtuel, l’interprète ne risque-t-il pas de se transformer en instrument de la machine ? L’ordinateur, cet automate, aurait la faculté de se transformer en marionnettiste de l’interprète, niant toute autonomie, voire tout caractère ontologique, à l’interprète. Faire de l’humain la marionnette de la machine, tel pourrait être le propos de ce théâtre.

Plusieurs performances, dont celles de Marcel.lí Antúñez ou de Stelarc, ou encore les « automated theatre performances » des Hollandais Arthur Elsenaar et Remko Scha, tendent à accréditer ce phénomène : le corps y est manipulé soit par des spectateurs connectés à distance, soit par des flux de données issus d’Internet, convertis en signal électrique.

  • Le dispositif de Stelarc est constitué d’influx électriques qui stimulent directement les muscles. Stelarc ne contrôle plus son propre corps. Ce dernier est devenu un « corps involontaire ». « Involuntary Body » est une expression qui revient fréquemment dans les titres des performances de Stelarc à partir de 1995. Par exemple : Parasite - Event for Invaded and Involuntary Body (1997).


    Stelarc, Parasite - Event for Invaded and Involuntary Body (1997)

  • Dans Epizoo, une performance créée en 1994, Marcel.lí Antúñez est revêtu d’un appareillage électromécanique lui pinçant le nez, la bouche, les oreilles, les pectoraux et les fesses. Le spectateur est convié à manipuler en temps réel et à distance, sur un écran placé à l’avant-scène, le corps du comédien.


Marcel.lí Antúñez, Epizoo (1994)
  • La chorégraphe et danseuse belge Cindy Van Acker, pour ses premières créations, branche son corps à des stimulateurs électriques informatisés. Dans Corps 00:00 (2002) puis dans Balk 00:49 (2003), des impulsions électriques court-circuitent les mouvements de la soliste en prenant sporadiquement le contrôle de son corps. Ces mouvements involontaires sont programmés.

    « Envahi par les stimuli artificiels, [le corps] devient le spectacle de sa déformation : quelque chose le dépasse, qui dit que le corps ne se limite pas à sa forme, que le corps n'est pas une donnée formatée. Contractions, désarticulations involontaires, impulsion extérieure qui parasitent en même temps qu'elles participent au mouvement dansé, la chorégraphie de Van Acker déçoit l'intégrité du mouvement comme celle du corps. L'acte chorégraphique défini dans la connexion avec la technologie expose un corps flottant, à l'impossible contour := corps réel doublé de son fantôme. Le corps organique, son organisation en un volume sculptural, en un dessin linéaire se voient systématiquement troublés par un corps virtuel, involontaire non plus de l'ordre du visible mais du perceptible. La danse via la technologie fait exister ce corps fantôme, et en cela exhibe l'insuffisance – sans que ce soit négatif – du corps réel que la pratique a souvent tenté de nier (la virtuosité classique), de contrecarrer (fantasme cunninghamien). Le corps de Van Acker est incomplet ; support d'une technologie invasive, il ne se ferme pas, mais au contraire, exhibe son ouverture. » [10]



    Cindy Van Acker, Corps 00:00 (2002)

Les expériences de ce type remontent au XIXe siècle, avec Duchenne de Boulogne, médecin considéré comme le fondateur de la neurologie. En plaçant les deux rhéophores d’un appareil d’induction ou d’une pile sur la peau bien humectée, le médecin stimule un seul faisceau musculaire à la fois, sans douleur pour le patient. Par ce procédé, Duchenne de Boulogne souhaite repérer les muscles expressifs. En 1862, il publie un ouvrage accompagné de photographies, Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions. Ces photographies composent une « orthographe de la physionomie en mouvement », destiné à l’usage des peintres et des sculpteurs.

Ces spectacles ont défrayé la chronique parce qu’ils mettaient en scène l’aliénation du corps vis à vis de la machine, parfois avec une certaine violence. Bien souvent, dans les digital performances, on ne sait plus qui dirige qui, de l’homme ou de la machine. En effet, si certains gestes permettent de contrôler la machine, en retour, celle-ci impose cette gestuelle : d’autres mouvements ne seraient pas interprétables par le système.



3.1 Le corps : un subjectile pour les technologies numériques

Cherchant à transformer le corps en une interface qui rende l’interprète capable de dialoguer avec la machine, les dispositifs élaborés dans les digital performances ont pour point commun de replacer le corps de l’interprète au centre de la représentation théâtrale. Le corps devient ce lieu du passage entre réel et virtuel, entre la scène et l’environnement numérique. C’est en ce sens que l’on peut parler d’« acteur interfacé » ou encore « d’hyper-acteur ». Ce terme a été créé par le chercheur Claudio Pinhanez pour décrire les relations entre un acteur et des objets numériques. Dans un article s’intitulant Computer Theatre, il définit le concept d’hyper-acteur en ces termes :

« Je suggère le terme d’hyper-acteur pour qualifier les systèmes informatiques utilisés au théâtre dont le but est d’augmenter le corps de l’acteur, et par conséquent, ses capacités à s’exprimer. Un hyper-acteur étend le corps de l’acteur de telle sorte qu’il puisse : déclencher les lumières, les sons ou les images ; contrôler son apparence finale devant le public si son image ou sa voix sont médiatisés par un ordinateur ; étendre ses capacités sensorielles en recevant des informations par des écouteurs ou des images diffusées sur des lunettes ; contrôler des appareils physiques comme des caméras, des parties de la scénographie, des robots ou la machinerie du théâtre. » [11]

Dans cette définition, l’accent est davantage mis sur le contrôle que sur le dialogue.

Pour ma part je propose le terme de « subjectile » pour désigner le corps de l’interprète confronté à des interfaces numériques. Sa racine latine, subjectus, désigne la surface servant de support. Cette proposition vient d’un texte de Derrida, « Forcener le subjectile » [12] , à propos des dessins d’Antonin Artaud et des textes qui les accompagnent. À propos du papier sur lequel il dessine, Artaud emploie à plusieurs reprises le terme subjectile, en précisant que celui-ci le trahit. Derrida, à partir de l’emploi qu’en fait Artaud, s’interroge sur la part du sujet qui demeurerait dans le subjectile. Le rapprochement qui s’opère entre subjectus et subjectum, entre subjectile et sujet, me semble opératoire pour désigner ce corps interfacé, ce corps ambigu aux prises avec les machines, à l’image du manipulateur qui se confond ou non avec l’objet qu’il anime.

Le subjectile est au cœur des Aveugles Ö mis en scène par Denis Marleau en 2002. De fait, les visages des comédiens ne sont pas projetés sur un simple écran mais sur des masques. Ces derniers ont été réalisés à partir du moulage en plâtre des visages des comédiens. Tout le secret de « l’allure de la vie » des personnages des Aveugles réside dans le support, véritable subjectile créé à partir du visage des acteurs et de leur image.



Denis Marleau, Les Aveugles (2002)



3.2 La voix

Le subjectile est un concept qui peut être transposé à la voix de l’acteur, laquelle se prête à toutes les manipulations en temps réel. Quoi de plus « automatisant » pour un acteur que d’être doté d’une voix de synthèse, comme on a pu le voir dans Re :Walden (2013) de Jean-François Peyret par exemple ?

Dans les digital performances, il ne s’agit pas seulement d’amplifier le volume sonore ou de créer un rapport d’intimité entre l’acteur et le spectateur, notamment grâce à l’utilisation de micros, mais de provoquer des changements d’identité, une démultiplication de l’acteur en modifiant les caractéristiques de sa voix. Séparée du corps visible sur scène, la voix devient un objet malléable, modelable à loisir. Ces techniques permettent de détourner, de déplacer la voix de son ancrage corporel. Celle-ci devient indépendante.

Le traitement de la voix en temps réel demeure un vaste champ d’expérimentation. Né dans le champs de la musique contemporaine pendant les années 1960 (avec des œuvres telles que Solos for Voice 2(1960) de John Cage ou Mikrophonie II (1965), de Stockhausen), il est au théâtre souvent le fait de compositeurs et de ce que l’on appelle le « théâtre musical ». Aperghis, créateur de l’ATEM (Atelier théâtre et musique) en 1976, le théâtre musical électronique de Robert Ashley avec The Once Group, et Heiner Goebbels en sont les représentants les plus connus.

Laurie Anderson fait figure de pionnière dans ce domaine. Pour ses concerts-performances et ses spectacles (United States, 1984, Songs And Stories From Moby Dick, 1999, Life on a String, 2001…), elle a recourt à diverses technologies qui lui permettent de transformer le son. Outre les différentes interfaces musicales qu’elle utilise (comme ses violons modifiés, dont le Synclavier conçu par Max Mathews, ou son costume DrumSuit qui lui permet de jouer des percussions en frappant sur différentes parties de son corps), une des constantes de ses recherches est la transformation de sa voix en temps réel :

« C’est à la Nova Convention [en 1978 à New York lors d’un hommage de 3 jours à l’œuvre de William Burroughs] que je me suis servie de l’Harmoniser pour modifier ma voix. Il s’agit là d’un filtre numérique qui m’a permis de trouver le registre masculin ; j’ai donc rebaptisé ce dispositif “la voix de l’autorité” et je m’en suis souvent servie dans mes performances, histoire de m’offrir un effet supplémentaire. Avec ce masque audio j’ai donc pu me travestir en toute liberté, j’ai trouvé ça exaltant. » [13]

Dans ses spectacles, la voix de Laurie Anderson devient le subjectile de toutes les autres voix convoquées. Elle utilise un synthétiseur vocoder [14] pour United States, dont les touches correspondent à différentes voix masculines et féminines : grâce à cet instrument, elle peut par exemple enregistrer une courte séquence de voix, puis la rediffuser à volonté, en modifiant le rythme, le ton, la fréquence, et le timbre. Ce type d’interface, la plupart du temps conçue spécifiquement par des ingénieurs pour les besoins de ses spectacles, lui permet de réaliser de multiples voix à partir de la sienne. Dans United States, elle est ainsi tour à tour la « voix de l’autorité », celle d’un cow-boy de cinéma, d’un étudiant, d’un jeune cadre dynamique ou encore de citoyens lambda.



Laurie Anderson, United States (1984)


Cependant, il ne s’agit pas tant pour Laurie Anderson de créer des personnages que de fabriquer des voix. Tout se passe comme si des personnages sonores traversaient son corps, l’habitaient un instant, sans qu’elle n’ait à les incarner. Plutôt que de rentrer dans la peau d’un personnage, c’est ce dernier qui vient passagèrement résider dans le corps de l’artiste. D’où une inadéquation fréquente entre son physique, celui d’une femme mince de taille moyenne, sa gestuelle, qu’elle ne modifie que légèrement en fonction des voix, et les voix elles-mêmes. Et pourtant, ces dernières n’échappent pas à Laurie Anderson : toutes les interfaces qu’elle crée lui permettent un contrôle direct de l’effet produit.

Dans les précurseurs, il faut mentionner les performances de Joan La Barbara, les spectacles du Wooster Group ou encore ceux de Bob Wilson, en particulier I Was Sitting On My Patio This Guy Appeared I Thought I Was Hallucinating, réalisé en 1978 avec Lucinda Childs, où la voix des comédiens était désincarnée et amplifiée par des micros, ou encore Orlando en 1993 avec Isabelle Hupert :

« C'est ainsi que la voix filtrée, spatialisée, déshabitée d'Isabelle Huppert dans Orlando (1993) invitait à pénétrer par effraction les secrets du personnage comme on serait entré dans un espace d'endophasie, dans un alibi situé bien en-deçà de toute re-présentation auditive, et bien au-delà de tout spectacle qui se serait borné à faire voir. On plongeait sous le crâne du personnage, on se mettait immédiatement à l'écoute de sa pensée, mais d'une pensée, pourtant, médiatisée par la voix de l'actrice et par le dispositif technologique, et qui n'était pas tant é-mise en scène pour être projetée dans la salle, que détachée de la scène et comme venue de la salle. Drôle de Watergate théâtral... » [15]


Bob Wilson, Orlando (1993)


Le plus souvent, la modification de la voix se joue à deux, entre l’acteur et le technicien, que ce dernier soit mixeur, ingénieur du son ou compositeur. Au moment où l’acteur parle, le technicien lance le filtre convenu et peut en manipuler certains paramètres. L’interprétation dépend autant du technicien que du comédien. La voix et la machine sont sur le même plan, nécessaires l’une à l’autre, et non dans un rapport d’opposition. Un tel procédé est fréquemment utilisé :

  • Pour son monologue Elseneur (1995), inspiré d’Hamlet, Robert Lepage a recours à différents types de micros, couplés à une console son, qui lui permettent, alors qu’il est seul en scène, d’attribuer une voix à chacun des personnages principaux d’Hamlet.
  • Le compositeur Heiner Goebbels, dans les pièces de théâtre qu’il met en scène (Max Black en 1998, qui raconte la vie d’un mathématicien, ou encore Eraritjaritjaka, en 2004, à partir d’un montage de textes d’Élias Canetti), spatialise la voix du comédien (André Wilms), la rapproche du spectateur, lui fait subir divers traitements sonores.



    Heiner Goebbels, Eraritjaritjaka (2004)

  • Le metteur en scène français Ludovic Lagarde, en collaboration avec l’écrivain Olivier Cadiot et le comédien Laurent Poitrenaux, met littéralement en partition le texte proféré par le ou les interprètes. Dans la trilogie Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Un mage en été (2010) l’acteur est équipé de petits micros HF (dissimulés dans les lunettes dans Retour définitif…) qui captent sa voix et les bruits de son corps (claquement de doigts, respirations…). Le compositeur (Gilles Grand pour les deux premiers spectacles, David Bichindaritz pour le troisième) intervient en temps réel sur ces sons, les mixe et les sample en direct, au fur et à mesure de leur émission. Le paysage sonore surgit des sons produits par l’acteur. Un dispositif très complexe de haut-parleurs permet de spatialiser les bruits ou les paroles émis par les comédiens.



    Ludovic Lagarde, Retour définitif et durable de l’être aimé (2002)

La danse n’est pas étrangère à ce phénomène ; comme si le corps pouvait s’emparer de la parole autrement qu’en la proférant, dans une optique qui décale le propos de la danse théâtre (Pina Bausch) vers une exploration de l’oralité comme matière physique. Ainsi, pour Olivia Grandville :

« Dans la plupart de mes pièces, le travail en relation au texte, a été sans doute une manière d’échapper à l’association obligée danse /musique, mais aussi une envie de faire entendre le chant de la danse, le phrasé et la polyrythmie du corps. […] L’idée étant de faire en sorte que le corps travaille la voix et inversement, sans que l’on soit toujours à même d’identifier qui initie quoi. » [16]

Que ce soit pour la voix ou le corps, l’interprète est un subjectile qui permet de récupérer des données physiologiques qui viennent nourrir les machines. Ces données physiologiques qui deviennent données numériques transforment les objets numériques des digital performances : elles sont le grain des « digital performances », tel que définit par Roland Barthes : « Le “grain”, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute. » [17]

Dans les digital performances, l’enjeu n’est pas la remise au goût du jour du paradoxe du comédien, comme si la théorie théâtrale ne faisait que se répéter et bégayer, avec d’autres moyens technologiques. Il est plutôt dans la confrontation d’un corps, de notre corps, avec les technologies numériques, et la révélation que le corps organique ne saurait être seulement organique : il est aussi électronique. C’est cette nouvelle condition du corps à la fois organique et numérique que révèle l’interprète-subjectile des digital performances.

Outre les différents exemples que nous avons examinés, cette condition du corps trouve une illustration très engagée politiquement dans un texte de 1994, « le théâtre recombinatoire et la matrice performative » [18] , écrit par le Critical Art Ensemble. Pour ce collectif américain composé de cinq artistes, dans la société actuelle, notre corps organique est confronté à ses doubles électroniques : numéros de sécurité sociale, de carte bleue, de services de fidélité, bases de données diverses recueillant notre historique bancaire, les livres achetés sur Amazon, les parcours en métro… Le Critical Art Ensemble regroupe ces doubles sous le terme générique du « corps sans organes », reprenant à son compte l’expression d’Artaud. Ce corps sans organes a la fâcheuse tendance à prendre le pouvoir sur le corps organique : un prêt bancaire sera accordé en fonction de l’historique bancaire et non en fonction du discours et de l’apparence du client.

Pour le Critical Art Ensemble, « ce nouveau rapport social entre le corps électronique (le corps sans organe) et le corps organique est l’un des meilleurs matériaux qui soient pour le théâtre. Les ressources du jeu doivent transcender le corps organique, clé de voûte des modèles performatifs de la représentation. À l’heure des médias électroniques, il est déplacé de prétendre que la performance s’épuise sous le signe de l’organique. Après tout, le corps électronique joue toujours son rôle sur toutes les scènes, fût-ce in absentia. » [19]

Cette prégnance du corps sans organes sur le corps organique rend caduque une forme de théâtre uniquement basée sur la présence de l’acteur en chair et en os. D’après le Critical Art Ensemble, pour cette raison, le théâtre est une forme anachronique qui ne correspond plus aux enjeux de la société contemporaine. Pour ce groupe engagé, « le/la performeur doit affronter ses avatars électroniques et leur techno-matrice » [20] , afin de reprendre le contrôle de ses doubles numériques.





4. COMMENT RENDRE PERCEPTIBLE L’INTERACTIVITE ?

Il est parfois difficile de distinguer une représentation où un média préenregistré est déclenché depuis la régie, d’une représentation où interprètes et média engagent un dialogue en temps réel. Plusieurs artistes ont essayé de contourner cette difficulté en transformant le dispositif scénique en installation où le spectateur prend la place des interprètes. Une autre stratégie consiste à expliquer au spectateur le fonctionnement du dispositif, soit dans le programme distribué avant la représentation, soit dans un prologue. D’autres choisissent de jouer volontairement sur cette ambigüité, sur l’illusion d’interactivité offerte par la maîtrise d’interprètes rodés aux dispositifs technologiques.

Pour que le spectateur puisse établir une relation entre les interprètes et l’environnement scénique (sons, images, lumières, robots…), il faut que l’interactivité entre ces derniers soit immédiatement perceptible. Robert Wechsler nomme ce phénomène la « cohérence gestuelle, c’est-à-dire la cohérence entre le son et le mouvement qui le génère » [21] . On peut étendre ce concept de cohérence gestuelle à tous les objets numériques et ne pas le restreindre à la relation entre un mouvement et un son, situation récurrente en danse et que décrit ici le fondateur de la compagnie Palindrome. De façon générale, la cohérence gestuelle qualifie la lisibilité de l’action de l’interprète sur les objets numériques.

Cette perceptibilité est au cœur des préoccupations de Marcel.lí Antúñez :

« Ici, l’important, c’est l’efficacité. Pas tant les possibilités de contrôle, car elles sont infinies. Les possibilités de contrôle ont un intérêt pour un jeu vidéo par exemple. Dans le cas d’un spectacle, cela n’a aucun intérêt. Ce qui est intéressant, c’est ce que l’on voit. Et non la difficulté technique, ou le nombre de possibilités offertes par le dispositif. Il faut que ce soit perceptible pour le spectateur, qu’il saisisse ce que l’on fait. » [22]

Les gestes sont retenus non seulement pour des raisons d’ergonomie ou de technique mais aussi et surtout pour leur intelligibilité par le spectateur. Cela ne veut pas dire que tous les gestes des interprètes doivent être interprétables par le système ou le soient. Au contraire, nombre d’entre eux ne produisent aucun effet, aucune action. Et pourtant, ces gestes sont clairement volontaires, comme par exemple les mouvements expressifs du visage ou des bras de Marcel.lí Antúñez dans Afasia Ö. Leur valeur est autre : rendre l’interactivité tangible pour le spectateur.

Nous pouvons considérer que l’interactivité tangible est le mode privilégié dans les digital performances. Créer une interactivité tangible, c’est concevoir des dispositifs où la perceptibilité de la relation entre l’homme et la machine est favorisée. La qualification de tangible pour l’interactivité est une référence au Tangible media research group et leur projet tangible bits du MIT. Pour Hiroshi Ishii, qui dirige ces recherches, il s’agit d’utiliser les éléments architecturaux de notre environnement pour en faire des interfaces :

« Tangible Bits cherche à bâtir à partir de ces aptitudes en donnant une forme physique à l’information numérique, combinant parfaitement le monde des octets avec celui des atomes. […] Selon le scénario de Tangible Bits, soit l’informatique omniprésente, nous vivrons bientôt entourés de choses interactives comme des surfaces sensibles qui transformeront les murs, les bureaux, le plafond, les portes et les fenêtres en une interface située entre le monde physique et le monde virtuel. Les pièces dans lesquelles nous vivons et travaillons, les voitures que nous conduisons, le terrain, la végétation et l’eau contiendront éventuellement de l’information numérique. Le groupe de recherche d’Ishii cherche des solutions pour transformer la matière physique – pas seulement la matière solide, mais aussi les liquides et les gaz qui se trouvent dans l’espace architectural quotidien – en interface placée entre les gens et l’information numérique. »[23]

La gestuelle rend lisible les procédés. Elle met l’accent sur la relation entre le corps et les machines en même temps qu’elle fait signe. Le corps revêtu d’un exosquelette-costume dans les spectacles de Marcel.lí Antúñez a la même fonction : rendre visible la technologie et son fonctionnement, mettre à jour les mécanismes, matérialiser le numérique. Il ne s’agit pas pour Marcel.lí Antúñez de proclamer l’« obsolescence » du corps comme le revendique Stelarc mais de mettre en scène l’interface. La technique engendre sa propre théâtralisation et suscite la création d’une interactivité tangible.





5. INTERPRETE ET SPECTATEUR : UNE PERMUTATION DES ROLES ?

Interactivité a en commun avec acteur la même racine latine, actio, qui signifie littéralement « mise en action ». L’interactivité déplace le lieu de l’action : la personne qui interagit avec le dispositif devient acteur de ce dispositif, d’un simple point de vue étymologique. C’est ainsi que le spectateur qui est amené à « interagir » avec le dispositif scénique se transforme en acteur de ce dispositif. Ceci est particulièrement flagrant dans le cas des images-scènes Ö et des téléscènes Ö. Mais c’est aussi le cas pour les scènes images Ö et les scènes augmentées Ö, où le spectateur semble demeurer dans un rapport scène/salle traditionnel. En effet, de nombreux spectacles sont déclinés en installations interactives, dans lesquelles le spectateur vient prendre la place de l’acteur ou du danseur. Ce procédé permet au spectateur de mieux comprendre le jeu des technologies dans le spectacle présenté. Pour citer quelques exemples :

  • Messa di voce de Golan Levin et Zachary Lieberman (2003)
  • True de Konic Thtr (2000)
  • Les différents spectacles pour enfants réalisés par la compagnie italienne TPO



    TPO, Il Giardino Dipinto (2005)

Il existe une longue tradition théâtrale de la perturbation/permutation des rôles entre acteur (nous prenons ici le terme au sens large) et spectateur : théâtre médiéval, masques d’Inigo Jones, et surtout au XXe siècle, Artaud, le théâtre participatif des années 1970 et les happenings. On a souvent vu dans la participation du public aux happenings les prémices de l’interactivité. D’après Frédéric Maurin :

« On a pris le public à parti au lieu de le mettre à part, on l'a invité à prendre part ou parti, incité à donner le change, la réplique, à collaborer de son corps, de sa voix, et sommé d'incarner, par exemple, un groupe de villageois vietnamiens de My Lai dans Commune du Performance Group (1971) — faute de quoi la représentation serait interrompue. Le spectateur est devenu acteur — le spectateur — et sa participation, tour à tour spontanée, souhaitée, préparée ou requise, a modifié le déroulement d'une pièce, influé sur son dénouement et, plus généralement, frayé la voie à l'interaction. » [24]

Dans le même article, Frédéric Maurin constate que ce déplacement du voir au faire est lisible dans la notion de performance, laquelle tend à se substituer à la notion de théâtre. On observe aussi ce déplacement dans les digital performances.

Dans les digital performances, la limite entre les positions respectives de l’acteur et du spectateur, ce que certains ont appelé le « spectacteur » [25] est beaucoup moins tranchée que dans un spectacle traditionnel. Faire et voir ne sont plus opposés, favorisant ainsi l’émergence de nouvelles postures de l’interprète et du spectateur. Il ne s’agit pas d’une simple permutation des rôles, qui plus est à sens unique, le spectateur devenant acteur ou danseur. L’un et l’autre peuvent être considérés comme des « joueurs » (au sens de jouer une pièce) et il ne s’agirait pas tant de distinguer le voir du faire, que le geste amateur (le spectateur) du geste expert (l’interprète).

L’acteur et le danseur apparaissent comme des spécialistes habiles, davantage à même de faire ressortir tout le potentiel dramaturgique du dispositif. Ils demeurent des professionnels de l’interprétation, tandis que le spectateur apparaît comme un amateur, plus ou moins entraîné. L’acteur et le danseur sont bien souvent convoqués dans la phase de conception du dispositif. Le spectateur l’investit dans un second temps. Cela implique pour l’acteur et le danseur un apprentissage et une maîtrise de leur corps spécifiques, bien au-delà des capacités développées par les spectateurs. Il ne faut pas sous-estimer ce point, car la réussite ou l’échec des digital performances dépend bien souvent de la capacité de l’interprète à s’adapter à ces nouvelles conditions de jeu.

Tout comme le faire et le voir, l’actif et le passif, le physique et le virtuel, la scène et la salle, ne peuvent être strictement opposés et renvoyés dos à dos dans une logique binaire, tout comme ces couples se combinent et se contaminent à l’infini, il n’est plus possible d’opposer la présence à l’absence dans les digital performances [26] . Selon les interfaces, cette présence se déploie dans une gamme composée de différents degrés. Le face à face physique entre l’interprète et le spectateur peut alors être considéré comme l’un des degrés de cette gamme. C’est ce que tend à prouver la création de spectacles sans interprètes Ö ou encore les téléscènes Ö où des représentations ont lieu à distance et/ou sur les réseaux par avatars interposés. La problématique n’est alors pas tant que les spectateurs soient présents aux acteurs, et vice-versa, que d’établir les modalités de la présence de l’interprète, qu’il soit professionnel ou amateur, dans le dispositif.




Références :

Anomalie Digital_arts, « Digital Performance », n° 2, janv. 2002.

Anomalie Digital_arts « Interfaces », n° 3, mars 2003.

Nouvelles de danse, « Scientifiquement danse », n° 53, 2006.

Théâtre / Public, « Le son du théâtre. Voix Words Words Words », n° 201, oct. 2011.

Birringer Johannes, Media and performance : Along the Border, Md : Johns Hopkins University Press, 1998.

Birringer Johannes, Performance, Technology and Science, New York : PAJ, 2008.

Critical Art Ensemble, « Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative », in La Résistance électronique, traduction de Christine Tréguier, Éditions de l’Éclat et Lyber, 1998 (publié sur Internet : http://www.virtualistes.org/caeindex.htm). Édition originale : Critical Art Ensemble, The Electronic Disturbance, New York : Autonomedia, 1994.

Elsenaar Arthur et Scha Remko, « Electric Body Manipulation as Performance Art : a Historical Perspective », in Leonardo Music Journal, Vol. 12, 2003, pp. 17-28.

Hayles N. Katherine, How we became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernectics, Literature and Informatics, University of Chicago Press, 1999

Maurin Frédéric, « Devant/dedans », in Les Cahiers de médiologie, n° 1, 1996.

Weissberg Jean-Louis, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris : L'Harmattan, 1999 (publié sur Internet : http://hypermedia.univ-paris8.fr/Weissberg/presence/presence.htm.





Sommaire

  • Que sont les « digital performances » ?

  • Quels sont les antécédents historiques des digital performances ?

  • Quelles sont les premières digital performances ? (années 1960)

  • Quels sont les espaces scéniques des digital performances ?

  • Qu’implique l’interactivité pour l’interprète et pour le spectateur ?

  • Les digital performances vont-elle entraîner la disparition de l’acteur et du danseur ?

  • Quels sont les types d’écriture (scénique et textuelle) à l’œuvre dans les digital performances ?

  • Quels modes de collaboration entre artistes et ingénieurs ?

  • Comment documenter les digital performances ?

  • Quelles sont les technologies mises en œuvre ?

  • Festivals, lieux de création et de diffusion

  • Bibliographie




    Notes :


    1 Quéau Philippe, Le Virtuel. Vertus et vertiges, Paris : Champ Vallon / INA (coll. Milieux), 1993, p. 16.

    2 Bottiglieri Carla, « Conversation avec Romeo Castellucci », in Anomalie Digital_arts, « Digital Performance », n°2, janv. 2002, p. 160.

    3 Propos recueillis par l’auteur en octobre 2002 à Barcelone.

    4 Exemple présenté lors d'une conférence d'Armando Menicacci (date inconnue).

    5 Frédéric Bevilacqua, « Capter le geste », entretien réalisé par Gabriel Leroux, in L’étincelle – le journal de création à l’Ircam, mars 2009, http://etincelle.ircam.fr/825.html

    6 Piettre Céline, interview d’Olivia Granville, 14 juin 2008, http://www.paris-art.com/interview-artiste//-/213.html

    7 My Space, 2008, programme du spectacle diffusé lors de la création au Centre Pompidou.

    8 Frédéric Bevilacqua, « Capter le geste », entretien réalisé par Gabriel Leroux, in L’étincelle – le journal de création à l’Ircam, mars 2009, http://etincelle.ircam.fr/825.html

    9 Cf. Menicacci Armando et Quinz Emanuele, « Etendre la perception ? Biofeedback et transferts intermodaux en danse », in Nouvelles de danse « Scientifiquement danse », n° 53, 2006, pp.76-96.

    10 Goumarre Laurent, « corps fantôme », in Musical falsa, n°18, 2003, http://www.ciegreffe.org/pieces.php?p=21

    11 Pinhanez Claudio, Computer Theatre, http://pinhanez.www.media.mit.edu/people/pinhanez/ctrefs/tr378.html , mai 1996. Traduction de l’auteur.

    12 Derrida Jacques, « Forcener le subjectile », in Thévenin Paule et Derrida Jacques, Antonin Artaud. Portrait et dessins, Paris : Gallimard, 1986, pp. 55-108.

    13 Anderson Laurie, The Record of The Time, Lyon : Musée d’art contemporain de Lyon, 2002, p. 93.

    14 Le vocoder est la contraction de voice coder, littéralement le codeur de voix. Il a été développé dans les années 1930 aux Laboratoires de la Bell Telephone Company pour économiser de la bande passante sur les lignes téléphoniques. Il ressurgit dans les années 1970 : ce sont les voix monocordes, métalliques, déshumanisées, que l’on retrouve dans les chansons de l’époque, comme celles de Kraftwerk. Aujourd’hui, le vocoder analogique a laissé place au vocoder numérique.

    15 Maurin Frédéric, « Devant/dedans », in Les Cahiers de médiologie, n°1, 1996.

    16 Olivia Grandville, Comment Taire, programme de salle.

    17 Barthes Roland, « Le Grain de la voix », 1972, in Œuvres complètes, Tome II, 1966-1973, Paris : Le Seuil, 1994, p. 1441.

    18 Critical Art Ensemble, « Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative », in La Résistance électronique, traduction de Christine Tréguier, Éditions de l’Éclat et Lyber, 1998 (publié sur Internet : http://www.virtualistes.org/caeindex.htm. Édition originale : Critical Art Ensemble, The Electronic Disturbance, New York : Autonomedia, 1994.

    19 Critical Art Ensemble, « Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative », in La Résistance électronique, traduction de Christine Tréguier, Éditions de l’Éclat et Lyber, 1998 (publié sur Internet : http://www.virtualistes.org/caeindex.htm. Édition originale : Critical Art Ensemble, The Electronic Disturbance, New York : Autonomedia, 1994.

    20 Critical Art Ensemble, « Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative », in La Résistance électronique, traduction de Christine Tréguier, Éditions de l’Éclat et Lyber, 1998 (publié sur Internet : http://www.virtualistes.org/caeindex.htm. Édition originale : Critical Art Ensemble, The Electronic Disturbance, New York : Autonomedia, 1994.

    21 Wechsler Robert (Palindrome) et Butch Rovan Joseph, « Collaboration artistique dans un environnement interactif pour une représentation musicale et chorégraphique », in Anomalie Digital_arts, n°2, 2002, p. 294.

    22 Propos recueillis par l’auteur lors d’une interview le 29 octobre 2002 à Barcelone.

    23 Sherman Tom, « La réalité de la perception artificielle. Une réflexion sur le Tangible bits du MIT », in Horizon Zero, n° 3, 2002, http://www.horizonzero.ca

    24 Maurin Frédéric, « Devant/dedans », in Les Cahiers de médiologie, n°1, 1996. L’article de Sally Jane Norman, dans la même revue, propose également une analyse de cette problématique, envisagée spécifiquement du point de vue des dispositifs numériques : Norman Sally Jane, « Nouvelles Scénographies du regard ou scénographies du nouveau regard ? », in Les Cahiers de médiologie,n°1, 1996.

    25 Weissberg Jean-Louis, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris : L'Harmattan, 1999 (publié sur Internet : http://hypermedia.univ-paris8.fr/Weissberg/presence/presence.htm. Le terme « spect-acteur » a d’abord été employé par Augusto Boal dans les années 1960 pour désigner le spectateur qui monte sur scène dans le Théâtre de l’opprimé. Cependant, Jean-Louis Weissberg ne fait pas référence à Boal lorsqu’il emploie ce terme.

    26 Katherine N. Hayles développe une analyse semblable pour les textes littéraires et les corps humains. Elle propose de remplacer le couple présence/absence par celui de structure/aléatoire. Hayles N. Katherine, How we became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernectics, Literature and Informatics, University of Chicago Press, 1999



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