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ETUDES ET ESSAIS > LES BASIQUES > LA LITTERATURE NUMERIQUE > QUEL ROLE JOUE LE PROGRAMME EN LITTERATURE NUMERIQUE ?
   
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Quel rôle joue le programme en littérature numérique ?







  1. Une œuvre littéraire numérique n'est pas une œuvre littéraire numérisée..
  2. Le programme : une interface entre deux systèmes de signes..
  3. Œuvres numériques programmées et d'œuvres non programmées. 3.1 Les œuvres non programmées.
    3.2 Les œuvres programmées.
  4. L'exécution du programme : un processus physique au cœur de l'œuvre. 4.1 Qui s'inscrit dans le temps…
    4.2 …Et qui peut relativiser la position de l'auteur.
    4.3 Les réponses possibles de l'auteur. 4.3.1 Le Wygiwys.
    4.3.2 La génération adaptative
  5. Deux contextes de lecture.

    Références


Le symbole Ö avant ou après un mot indique un lien vers une autre fiche du module.


 

Une œuvre littéraire numérique constitue un dispositif Ö . Nous verrons en section 1 qu’il ne suffit pas que l’œuvre littéraire soit transposée sur ordinateur pour la qualifier de numérique. L’œuvre littéraire numérique s’inscrit dans un médium informatique où le programme joue un rôle spécifique que nous examinerons en sections 2 et 3. Il produit un visuel, le transitoire observable Ö, qui constitue un état et non un objet : ce n’est pas une image car il est très sensible à la variabilité technologique des machines sur lesquelles s’exécute le programme, mais il ressemble à une image et est perçu comme une image. Cette distinction a, sur les œuvres littéraires numériques, un impact esthétique important que nous analyserons en sections 4. Le lecteur joue un rôle actif dans le dispositif de l’œuvre, ce qui nous amènera en section 5 à distinguer deux grandes classes d’œuvres : les œuvres à lecture privée et les œuvres à lecture publique.





1. UNE ŒUVRE LITTERAIRE NUMERIQUE N'EST PAS UNE ŒUVRE LITTERAIRE NUMERISEE

Pour être qualifiée « d’œuvre numérique », il ne suffit pas qu’une œuvre soit numérisée, ni même qu’elle nécessite un programme informatique pour être lue. Encore faut-il qu’elle inclue dans sa structure, dès sa conception, une ou plusieurs propriétés spécifiques au médium informatique Ö. Une œuvre numérique n’est pas la simulation numérique d’une œuvre imprimée, elle entre dans une démarche qui inclut un dessein technologique spécifique. Il n’y aurait aucun intérêt à parler de littérature numérique si celle-ci décrivait uniquement un changement de support de l’œuvre. Certes, un tel changement de support modifie les conditions de la réception et joue un rôle indéniable sur les usages. En cela il intéresse les sciences documentaires. En revanche, seul, il n’implique a priori aucune spécificité artistique et ne nécessite aucune terminologie nouvelle.

Un texte littéraire « mis sur ordinateur » ne peut être qualifié de « littérature numérique » que s’il utilise au moins une de ces propriétés en tant que contrainte, c’est-à-dire si l’œuvre fait fonctionner cette propriété de façon constructive, comme contrainte de conception et non comme un handicap à subir. Tout ce qui peut être qualifié de « numérique » n’entre pas nécessairement dans le champ de la littérature numérique telle qu’ici définie. Ainsi, un texte imprimable écrit avec un traitement de texte et proposé à la lecture sur écran ne constitue pas une œuvre littéraire numérique. Autre exemple, l’e-book désignait à la fin des années 1990, et jusqu’en 2001, un périphérique de lecture spécifique qui permettait de lire des livres numérisés. Ces livres n’entraient pas dans la catégorie de la littérature numérique. Aujourd’hui, l’e-book, ou livre électronique, désigne un type spécifique de fichier lisible sur plusieurs périphériques : ordinateur, palm.… Ces livres électroniques sont des fichiers codés dans un format spécifique. Ils ne constituent toujours pas des œuvres de littérature numérique au sens où nous l’entendons. De même, plusieurs institutions ou organismes (la Bibliothèque Nationale de France avec le projet Gallica, la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, le Congrès américain, Google…) se sont lancés dans un vaste programme de numérisation des livres existants. Le passage de ces livres sur support numérique ne suffit pas à leur donner un statut de littérature numérique.

Ce sont donc les propriétés spécifiques du médium informatique qui induisent la création d’un nouveau champ artistique, de nouvelles sensations, de nouvelles ouvertures sur l’imaginaire. Les utilisant comme contraintes sans les subir à son corps défendant, la littérature est amenée à formuler de nouvelles questions littéraires, à proposer de nouvelles démarches, à repenser la question du texte et de son inscription dans le contexte technique et culturel de notre époque, à repenser l’activité et la fonction de la lecture, la nature de l’écriture, la manipulation du matériau linguistique. C’est parce que ces préoccupations demeurent des constantes qui traversent depuis toujours l’activité littéraire, que le terme de littérature est conservé dans l’expression « littérature numérique ». Il s’agit encore d’une activité littéraire.




2. LE PROGRAMME : UNE INTERFACE ENTRE DEUX SYSTEMES DE SIGNES


Un fichier numérique n’est pas compréhensible par l’homme et un texte en langage naturel n’est pas exploitable par l’ordinateur. Il est donc nécessaire d’utiliser des programmes qui transforment les signes humains en données numériques ou qui, inversement, transforment des données numériques en signes compréhensibles par l’homme. Toute communication dans le medium informatique utilise donc des programmes, à commencer par le système d’exploitation des machines et les divers drivers nécessaires pour faire fonctionner les périphériques que sont écrans, imprimantes, claviers, souris… Le programme est constitutif du medium informatique. Que l’auteur le veuille ou non, qu’il en ait conscience ou non, il utilise des programmes lors de la création d’une œuvre numérique. De même, le lecteur utilise des programmes, ne seraient-ce que des lecteurs de fichiers (players). Les programmes doivent donc être considérés comme des interfaces




3. ŒUVRES NUMERIQUES PROGRAMMEES ET D'ŒUVRES NON PROGRAMMEES


|||||||||| ŒUVRE NUMERIQUE PROGRAMMEE : On peut classer les œuvres numériques en deux grands ensembles : les œuvres explicitement programmées par leurs auteurs ou des techniciens, et celles qui ne le sont pas, qui n’utilisent que des langages auteur qui ne nécessitent pas de programmation explicite. Une œuvre numérique programmée est explicitement programmée. Il n’est pas besoin d’être programmeur pour faire de la littérature numérique mais il faut avoir compris les implications de l’existence du programme sur les systèmes de signes.




3.1 Les œuvres non programmées.

Les œuvres non programmées utilisent des logiciels dans lesquels l’auteur se contente de manipuler des médias Ö signifiants pour lui (textes, sons, images…) et ne manipule aucune caractéristique fonctionnelle du programme, déléguant au concepteur du logiciel qu’il utilise le soin de produire un résultat à partir de ces données. Seul le résultat produit par le logiciel l’intéresse. Dans son optique, il constitue l’œuvre. Le lecteur utilise alors un player pour lire l’œuvre. Malheureusement, il arrive que celle-ci ne soit pas fidèlement restituée comme on le verra en section 4.

Les œuvres que Frédéric Develay a publiées sur disquettes dans les premiers numéros d’alire Ö sont de cette nature. Créées à l’aide d’un logiciel de création vidéo, elles peuvent aujourd’hui être lues dans tout logiciel de lecture vidéo. Notons qu’un logiciel auteur conçu pour le multimédia, comme Flash™, de Macromedia, est souvent utilisé comme simple logiciel vidéo, ce que fait par exemple Julien d'Abrigeon dans Le bruit [1]  (2000) ou comme logiciel de gestion hypertextuelle ainsi que le fait Nazura Rahime dans Perjalanan Jiwa [2]   (2003). Dans chacun de ces cas l’œuvre est non programmée.



Le bruit
Capture-écran
ABRIGEON Julien, 2000


Le bruit présente un texte cinétique Ö : des mots se déplacent à l’écran. Ce déplacement est synchronisé avec un texte oral enregistré sur fichier. Lors de la lecture sur cédérom, l’auteur, qui avait toujours lu son œuvre depuis son disque dur, a perçu une désynchronisation entre le sonore et le visuel alors que personne n’avait touché au programme. C’est un exemple qui montre bien que l’œuvre est non reproductible dans le médium numérique, et qu’elle peut être infidèle au projet de l’auteur. Un auteur de littérature numérique ne peut pas se fier à ce qu’il observe en tant que lecteur sur sa propre machine.



Perjalanan Jiwa
Capture-écran
NAZURA Rahime, 2001


Perjalanan Jiwa est un hypermédia Ö extrêmement subtil et délicat. Il présente les photos de l’auteure, photographe malaisienne, illustrées par des textes dont la typographie est animée par des processus de fondus et des déplacements. Le tout est accompagné d’une mélodie jouée par des instruments traditionnels. L’ensemble constitue un parcours très expressif et sensible sur des moments de vie, lent, effectué à la vitesse de la marche.

De nombreux hypertextes ne constituent pas des œuvres programmées et sont créés avec divers outils logiciels. Ainsi, Les yeux [3] , Ö de Christophe Petchanatz (1997) est un hypermédia réalisé avec le logiciel de création de fichiers d’aide helpmaker sous Windows 95. La plupart des hypertextes américains de fiction, à commencer par le plus ancien et le plus connu, afternoon a story Ö de Michael Joyce (1987), sont des œuvres non programmées au sens où nous l’avons défini. L’éditeur de ces fictions, Eastgate System, a conçu dès 1987 un logiciel spécifique, Storyspace, pour la création de ces fictions.




3.2 Les œuvres programmées.

Les œuvres programmées utilisent des programmes créés par l’auteur à l’aide d’un langage de programmation. Flash™ et Director™, deux logiciels de programmation de Macromedia spécialisés dans le multimédia, sont actuellement très utilisés par les auteurs de poésie électronique en France. Les œuvres des années 1980-1990 ont généralement été programmées en Basic. Aujourd’hui, certains auteurs continuent à utiliser des langages de programmation non spécialisés, comme Éric Sérandour qui programme ses œuvres en delphi. Mais c’est surtout dans les œuvres spécifiquement conçues pour le WEB que les langages de programmation non multimédia sont utilisés. Il s’agit le plus souvent de javascript et de PHP.

L’auteur n’écrit pas nécessairement de nombreuses lignes de code informatique. Il se contente parfois de programmer des liens, comme le fait Patrick Burgaud dans Orphée aphone [4]   (2004) ou de programmer des effets graphiques comme le fait Reiner Strasser dans In the White Darkness [5]   (2004).



Orphée aphone
séquence de l'album photo
BURGAUD Patrick Henri, 2004


Orphée aphone montre clairement qu’une œuvre programmée n’est pas un exercice d’informaticien mais bien une démarche d’auteur. L’œuvre enchaîne de façon linéaire plusieurs séquences qui traitent d’un fleuve : la Loire. Voici comment Patrick Burgaud présente cette œuvre :

« Dans Orphée Aphone, je me suis inspiré très librement du mythe. La structure narrative suit la trame d’Orphée enlevant Eurydice. L’utilisateur a pris la place d’Orphée, qui, entré aux Enfers, doit tenter d’en sortir, passant à travers une série « d’épreuves » tout en ignorant les actions à accomplir. Lors de son périple, il emmène avec lui vers le jour sa bien-aimée Eurydice. À une héroïne charnelle j’ai préféré la métaphore de la langue maternelle (la Voix d’Orphée). Amener Eurydice au jour se traduit par la création d’un texte original et absolument unique à chaque fois, écrit par l’utilisateur. Le texte produit étant écrit, et même imprimé si l’utilisateur le souhaite, la langue se fige en statue de sel : un texte écrit. Le lieu de l’action est le fleuve, l’Achéron bien sûr, mais aussi le fleuve où est jetée la tête parlante d’Orphée, et enfin le fleuve plus personnel et autobiographique qui pour moi symbolise la langue française. S’il ne parvient pas à découvrir le nom du fleuve, l’utilisateur-Orphée ne sortira jamais de l’ordinateur infernal. (Sauf en appuyant sur « esc », évidemment, ce qui équivaut métaphoriquement au suicide et au maintien aux Enfers). » [6] 

Les épreuves dont parle l’auteur sont transcrites par des actions qui se présentent sous forme d’énigmes : dans chaque séquence le lecteur doit effectuer des actions sans savoir lesquelles ni à quoi elles servent. Dans cette œuvre, la plupart des actions possibles du lecteur ne sont pas gérées par l’auteur, elles ne concernent que le lecteur et traduisent souvent le rapport qu’il entretient avec sa langue, elles jouent sur la réflexivité de l’interactivité Ö et lui appartiennent en propre. Par exemple, une séquence propose une série de photos placées en vrac et une série de cadres. Le lecteur a naturellement tendance à positionner chaque photo dans le cadre qui lui correspond, imaginant que cette action sensée est interprétée par le programme, qu’elle résout l’énigme interactive posée par la séquence. En fait, il n’en est rien, le programme ne vérifie pas si les photos sont correctement positionnées. En réalité, le déplacement des photos dévoile un bouton et le programme se contente de vérifier mécaniquement si le lecteur l’active ou non. Seule cette action est gérée par l’auteur. Le déplacement des photos avec la souris doit également être réalisé par programmation. Mais, dans le langage utilisé, cette partie de programme est préprogrammée et l’auteur se contente de mettre en œuvre cette fonctionnalité. Ainsi, contrairement au traitement interactif habituel, la programmation de ce que le lecteur trouve sensé, le déplacement des photos, est déléguée au langage auteur et ne concerne pas l’auteur, ce dernier se contente de gérer le parcours narratif, attitude qui réalise effectivement la métaphore énoncée dans le texte de présentation ci-dessus : l’auteur gère la narration, le lecteur gère le sens. Les actions du lecteur dans l’œuvre prennent alors un sens particulier : elles sont un signe au sein de l’œuvre qui relate le rapport que le lecteur entretient avec sa langue. Cette œuvre s’inscrit ainsi dans le cadre de l’esthétique de la frustration Ö.

Certaines œuvres utilisent abondamment la programmation. C’est le cas de la plupart des œuvres des auteurs du collectif Transitoire Observable, collectif international créé en 2003 sur l’initiative d’Alexandre Gherban et qui développe des formes programmées.



Aphorismes
Capture-écran
GHERBAN Alexandre, 2005


Par exemple dans Aphorisme (polistes), œuvre programmée par Alexandre Gherban en 2006, le programme élabore des formes visuelles et des textes dans une pseudo-langue artificielle. Le lecteur favorise par ses actions la complexité du développement des formes tout en étant spectateur des figures et chorégraphies qu’elles lui donnent à voir. Les figures peuvent s’échanger des propriétés (par exemple des couleurs ou des formes) lorsqu’elles se croisent. Le programme principal est un générateur Ö qui impose la complexité des formes visuelles et qui gère l’accroissement des possibilités du poème en fonction des actions du lecteur. Ainsi, plus un lecteur lit et agit dans l’œuvre, plus il peut lire et agir.


Passage
séquence 2
BOOTZ Philippe, 1996
 
L’œuvre Passage [7]  (Philippe Bootz 1996) constitue une forme programmée à elle seule. Cette œuvre sur cédérom travaille sur la relecture et engage le lecteur dans une lecture irréversible : toute nouvelle lecture revient à continuer la lecture précédente, même après que l’utilisateur ait éteint l’ordinateur. Le lecteur ne peut recommencer une nouvelle lecture. C’est pourquoi cette forme programmée est dite « à lecture unique ». Le poème se déroule en lentes strophes animées réparties en trois séquences. Dans la première, le lecteur est spectateur des animations de texte, il est confronté à la tension entre « rejouer » la strophe et « poursuivre à la suivante », ce qui lui interdit tout retour en arrière. Ainsi, le simple bouton « suivant » participe déjà à une interactivité réelle et non mécanique. Dans la seconde strophe, les actions du lecteur transforment le texte qu’il lit et, sans qu’il le sache, préparent la troisième strophe en construisant les données qui sont nécessaires à son exécution. La dernière strophe est totalement générée en fonction de ces données mais donne, à chaque relecture, un résultat voisin car les données qu’elle utilise demeurent inchangées puisque introduites en strophe 2. Globalement, ce poème construit une réponse aux actions irréversibles du lecteur et se moule ainsi à sa lecture, dans un dialogue. La mémoire joue un grand rôle, c’est elle qui reconstruit à chaque étape l’information lue auparavant et qui ne peut être relue. Ici, au fur et à mesure des lectures, les possibles s’épuisent, le nombre d’actions possibles diminue, le poème tend peu à peu vers un état déterminé. Passage fonctionne rigoureusement à l’inverse des Aphorismes d’Alexandre Gherban. Cette œuvre utilise également l’incommunicabilité du texte, c’est-à-dire que tout le monde, voyant les mêmes mots, ne lit pas pour autant le même texte : « le texte pour l’un n’est pas le texte pour l’autre ». En effet, à chaque étape, le texte qui s’affiche comporte nombre de réminiscences des étapes antérieures, réminiscences qui influent sur le sens mais que seul peut percevoir celui qui a construit ce texte par ses lectures antérieures. Une usure de la lecture se produit dans la dernière étape. Celle-ci comporte des indices d’éléments apparus dans les étapes antérieures. Mais, au fur et à mesure du temps, le lecteur va peu à peu oublier ce qu’il a vu dans ces étapes et le texte de l’étape finale, la seule reproductible, va se stabiliser comme dans un texte imprimé, concluant ainsi par l’oubli le travail sur la mémoire que le poème à lecture unique comporte. Le listing de cette œuvre tient sur 300 pages environ. Le lecteur ne voit fonctionner, en fonction de ses choix, qu’une partie du programme. Il n’a donc accès qu’à une fraction de la production de l’auteur car celle-ci, contrairement à un générateur automatique de texte Ö, n’est pas totalement modélisée.

Il est à noter que les œuvres programmées sont souvent plus longues à réaliser que les œuvres non programmées. Ainsi, dans les années 1980 où les œuvres étaient programmées en langage Basic, réaliser une œuvre de 3 minutes prenait plusieurs mois contre quelques jours pour une œuvre animée non programmée de la même durée.

Œuvres programmées et non programmées obéissent à des esthétiques très différentes. Les œuvres non programmées sont orientées sur le visuel et alors reprennent des esthétiques antérieures ou s’orientent vers l’hypertexte Ö alors que les œuvres programmées utilisent des esthétiques liées à la génération ou aux processus liés à l’interactivité comme l’esthétique de la frustration.




4. L'EXECUTION DU PROGRAMME : UN PROCESSUS PHYSIQUE AU CŒUR DE L'ŒUVRE



4.1 Qui s’inscrit dans le temps…

Un programme n’a d’existence pour un lecteur qu’au moment de son exécution. Il se comporte alors comme un processus physique temporel dont le résultat est temporaire et non reproductible.

Ainsi, avant même de se présenter comme œuvre spatialisée à l’écran, toute œuvre numérique possède une dimension temporelle intrinsèque. La littérature animée Ö l’exploite largement, mais également tous les autres genres de la littérature numérique. En effet, il ne saurait y avoir d’hypertexte ni de générateur numériques sans la possibilité de modifier totalement le contenu de l’écran. Or cette possibilité n’existe que parce que le transitoire observable Ö est un état temporaire et non un objet immuable.




4.2 …Et qui peut relativiser la position de l’auteur.

Le transitoire observable n’est pas un objet mais un état. Il ne possède pas la stabilité temporelle propre au texte conventionnel imprimé. Il dépend fortement de la machine sur laquelle le programme s’exécute. Il importe de comprendre que, dans le medium informatique, seule l’information numérique est stable et pérenne, non celle compréhensible par l’homme. Ainsi, une même information numérique, un même programme non interactif, peut produire des transitoires observables très différents sur des machines distinctes.

Les œuvres non programmées sont prévues pour être exécutées dans un environnement standardisé qui minimise cette variabilité. Les écarts éventuels relevés peuvent alors être considérés comme du bruit (exemple : lecture vidéo hachée ou désynchronisée). Notons cependant que les standards eux-mêmes évoluent au cours du temps et que rien ne garantit que le rendu d’une œuvre standardisée soit préservé à long terme.

Dans une œuvre programmée, en revanche, le lecteur ne possède en général aucune référence qui lui permettrait de détecter l’influence de la machine sur le programme de l’œuvre. Ce contexte peut amener le programme à produire des transitoires observables très différents de ceux prévus par l’auteur, amenant de ce fait des interprétations totalement inédites, qui reposent éventuellement sur des éléments étrangers au projet de l’auteur sans pour autant que le lecteur puisse s’en apercevoir. On ne peut plus alors assimiler les divergences du transitoire observable à un bruit. Il faut considérer que l’exécution du programme possède une réelle autonomie, que le contexte technique agit comme un véritable co-auteur du transitoire observable.

L’exemple le plus ancien de ce phénomène est donné par l’œuvre de Jean-Marie Dutey Le mange-texte [8]  (1989)


Fig.1 Le mange-texte
moment visible
DUTEY.J, 1989

Fig.2 Le mange-texte
moment visible
DUTEY.J, 1989

Il s’agit d’un cycle de 3 strophes typographiées dans une police graphique qui demande une attention particulière de la part du lecteur car chaque lettre est dessinée sur un carré découpé en quatre carrés élémentaires, chacun portant une forme géométrique spécifique (Fig.1). Un petit nombre de formes suffit à fabriquer toutes les lettres du texte. L’œuvre évolue grâce au procédé graphique suivant : le programme crée aléatoirement un trou au centre de chaque lettre en rognant les bords des carrés élémentaires, ce qui a pour conséquence de rendre la lettre illisible. Puis il remplace les éléments graphiques par ceux de la nouvelle lettre à afficher à cet endroit, dans une autre couleur. Cette double transformation du carré au rond et d’une couleur à l’autre est un artifice plastique très gracieux, visible mais non lisible (Fig.2). Lorsque toutes les lettres ont ainsi été transformées, le programme redessine les coins des carrés élémentaires, ce qui rend le nouveau texte lisible. Lorsque l’œuvre évolue lentement, du fait de l’aléatoire, elle est plus souvent lisible que visible. Sur les machines plus récentes, le processus plastique est très rapide et le temps d’affichage des moments totalement lisibles trop court pour permettre de lire le texte. Un tel effet est apparu dès 1993. Vers 1989, l’œuvre se déroulait sur une vingtaine de minutes, alors qu’en 1993, cette durée n’était plus que de cinq minutes environ. Cette œuvre est alors devenue purement plastique, dans l’optique d’une poésie concrète, ce qu’elle n’était pas à l’origine. Ce nouveau contexte d’exécution a modifié le statut de l’œuvre. Il a donc fallu retoucher au programme selon une technique de génération adaptative (voir ci-dessous) pour qu’il produise aujourd’hui un résultat plus compatible avec le projet d’origine. Mais le rendu initial observé par l’auteur est à jamais non reproductible. Cette œuvre fut la première à montrer l’influence du processus d’exécution sur le poème. Auparavant on avait tendance à considérer que le programme se contentait de décrire un algorithme Ö.

Un autre exemple simple et facile à vérifier aujourd’hui de ce phénomène est fourni par les sites Web programmés en langage de description de pages HTML. Ce langage décrit le contenu et les propriétés de l’information affichée. Cette description est portée entre des balises qui délimitent chaque description. Le navigateur dans lequel la page est affichée interprète chaque balise pour fabriquer ce qui est vu à l’écran. Mais cette interprétation n’est pas standardisée et les divers navigateurs interprètent les balises de façon variée. Le même programme HTML produit ainsi des résultats observables à l’écran très différents selon le navigateur utilisé, la plateforme (MAC ou PC) sur lequel il s’exécute, le paramétrage et la version même de ce navigateur.

L’auteur d’une œuvre numérique programmée ne peut gérer dans tous les détails le rendu du transitoire observable, mais ce n’est pas non plus son intention, sinon il écrirait dans un autre médium Ö. Son projet d’écriture privilégie souvent des aspects esthétiques plus globaux et parfois abstraits qui ne concernent que certaines caractéristiques du transitoire observable. Il peut privilégier les relations entre événements observables ou entre parties de programmes, par exemple imposer que deux mouvements démarrent en même temps même si, ensuite, ils se désynchronisent plus ou moins en fonction de la machine sur laquelle l’œuvre est exécutée. Dans tous les cas, contrairement aux œuvres non numériques pour lesquelles la partie accessible à la lecture est un objet achevé et intemporel (livre, vidéo, hologramme…), l’auteur d’une œuvre numérique programmée doit tenter de gérer la variété des rendus.




4.3 Les réponses possibles de l’auteur.




4.3.1 Le Wygiwys.

Giselle Beiguelman, une poétesse brésilienne, crée depuis 1999 des œuvres numériques destinées à des plateformes diverses (ordinateurs mais aussi ordinateurs de poche comme les palms, pour lesquels le codage doit être spécifique). Elle les enregistre dans divers formats et pour divers contextes de lecture tout en préservant une information identique. Elle prend acte que, dans ce cas, les images et symboles qui s’affichent sur l’écran ne résultent pas seulement d’un changement de support du papier vers l’écran mais bel et bien d’un changement d’interface de lecture : tout le dispositif technologique (taille de l’écran, nature du dispositif, vitesse de connexion…) intervient dans la formation de l’image éphémère. Elle considère que le lecteur expérimente constamment un « entre deux » situé entre l’original et une nouvelle émulation de l’œuvre. Elle inverse pour cela la maxime des interfaces visuelles comme celle du logiciel de traitement de texte Word fondées sur le « wysiwig » (ce que vous voyez est ce que vous avez : what you see is what you get) qui laisse croire aux utilisateurs qu’ils manipulent des données tout comme sur une page) en "wygiwys" : ce que vous avez est ce que vous voyez (what you get is what you see), ce qui signifie que c’est le dispositif technologique qui fait l’œuvre perçue : il y a perte du pouvoir d’inscription dans ce dispositif de communication, contrairement au dispositif qui repose sur l’imprimé dans lequel l’inscription est pérenne.

Elle résout le problème ainsi posé à l’auteur en créant des « poèmes nomades» regroupés au sein de l’œuvre Poetrica . Chaque visuel d’un poème nomade est préalablement décrit par une équation qui donne au lecteur à la fois la signification (membre de droite de l’équation) et le procédé algorithmique d’engendrement de la figure. Par exemple, le poème nomade « Z2 X 3 = ballet » indique que le visuel est obtenu en répétant horizontalement un motif composé par la répétition verticale de 3 motifs élémentaires, chacun d’eux étant constitué de deux lettres Z décalées sur la verticale.



Poème nomade z2 X3-ballet
capture-écran
BEIGUELMAN Giselle

Un colophon indique la police utilisée et le corps. Le membre de droite donne la signification de l’ensemble : il s’agit d’un ballet. Une telle pièce contient toutes les informations pour être produite sur n’importe quel support et par n’importe quel procédé, électronique ou non. Le non-poème peut être visualisé sur un écran d’ordinateur ou de palm, projeté en installation et même être imprimé.




4.3.2 La génération adaptative

La génération adaptative apporte une autre réponse au problème soulevé par la variabilité technique. Je l’ai mise au point pour obtenir un transitoire observable qui obéisse à des critères spécifiques identiques sur toutes les machines. Pour ce faire, le programme effectue des mesures durant son exécution. Il mesure à la volée les durées d’exécution de certaines routines informatiques. Selon les résultats obtenus, il adapte sa propre logique en fonction de critères définis pas l’auteur. Cela modifie le transitoire observable en fonction de la machine sur laquelle il s’affiche.

Cette modification physique n’est pas toujours perceptible par le lecteur.



La série des U
BOOTZ Philippe, musique de FRÉMIOT Marcel, 2003



Par exemple La série des U [9]  (Philippe Bootz et Marcel Frémiot, 2003) est un double générateur. Le visuel déploie mélodiquement une phrase dans un fond bleu mouvant. Ce visuel est adapté de façon à éviter les saccades dans le mouvement, de sorte qu’entre une machine lente et une machine rapide, la durée de l’ensemble peut varier de 20%. Ce visuel, sur une machine donnée, est reproductible d’une exécution à l’autre. Une suite de courtes séquences sonores est simultanément fabriquée par un générateur combinatoire et change d’une exécution à l’autre. La synchronisation entre le son et le visuel semble donc impossible. En fait, l’œuvre préserve, non la synchronisation, mais la cohérence entre le niveau sonore et le niveau visuel : le son ne change que lorsque le visuel présente également des modifications compatibles avec ce changement, de sorte que le lecteur a très souvent l’impression que le son a été fait pour l’image. Cette cohérence annule même la perception des écarts de durées sur les différentes machines. Pour réaliser ce résultat paradoxal —modifier physiquement ce qui est observé pour préserver une identité de perception— les deux programmes qui gèrent, l’un le visuel et l’autre le son, dialoguent et se donnent des autorisations mutuelles.

Il n’en est pas toujours ainsi. La plupart du temps les différences liées à l’adaptation sont perceptibles lorsqu’on compare l’exécution de l’œuvre sur différentes machines.



Simulation
Rendu de Simulation sur un ordinateur rapide. La fenêtre du haut affiche le transitoire observable effectivement réalisé par le programme sur la machine rapide et celle du bas, celui obtenu en remplaçant les résultats de mesure par ceux obtenus sur une machine lente.
BOOTZ Philippe et FRÉMIOT Marcel, 2005
 

Simulation [10]  (Philippe Bootz et Marcel Frémiot, 2005), montre ce processus. Il s’agit d’une portion d’œuvre transformée de façon à montrer sur une même machine ce que peut produire la génération adaptative. Deux instances du programme s’y exécutent simultanément. L’une fonctionne normalement. Dans l’autre, tous les résultats de mesure sont remplacés par ceux obtenus sur une machine lente (un portable MAC G3). Chaque instance affiche un transitoire observable à l’écran, de sorte que le lecteur perçoit la différence entre les deux rendus. La différence est frappante au début de l’œuvre : des vidéos superposées s’affichent sur une machine rapide et pas dans la simulation de la machine lente, tout étant identique par ailleurs. Le rendu visuel diffère donc fortement entre les deux fenêtres. Cette différence s’estompe par la suite car le visuel devient moins lourd à gérer par le programme. Mais un autre phénomène, paradoxal, se produit : la simulation sur une machine rapide du comportement du programme sur machine lente s’exécute plus rapidement que la vitesse réelle d’exécution du programme sur l’ordinateur rapide alors qu’il s’agit du même programme !

Le rendu d’un générateur adaptatif n’est donc pas prévisible. Le maintien d’une cohérence esthétique du transitoire observable tout au long de l’exécution, est, en revanche, plus probable dans un générateur adaptatif que dans un programme non adaptatif.

La plupart de mes œuvres sont réalisées de la sorte.

Certains auteurs utilisent la variabilité technologique créée par les navigateurs comme composante esthétique d’une œuvre Internet. Ainsi Xavier Leton dans Un et un et pas de deux [11]  (2004) réalise un montage qui dépend du navigateur utilisé pour la lecture. L’œuvre présente une série d’images, chacune contenant une photo et un mot, qui parcourent l’écran de diverses manières selon le navigateur utilisé avant de se mettre en place de façon définitive. La séquence finale est toujours identique, mais le montage permettant de l’obtenir dépend de la configuration logicielle de la machine du lecteur. Ce montage conditionne l’esthétique de l’œuvre : sa rythmique et sa combinatoire. Deux lecteurs possédant des machines différentes ne lisent donc pas le même visuel en lisant la même œuvre.




5. DEUX CONTEXTES DE LECTURE


Il est utile d’établir une distinction entre les œuvres qui sont destinées à être lues chez soi, sur son ordinateur personnel, et celles qui sont destinées à être présentées en installation ou en spectacle dans un cadre public.

|||||||||| ŒUVRE A LECTURE PRIVEE : Une œuvre à lecture privée est conçue pour être exécutée sur une grande variété de machines et pour être lue dans un contexte de lecture privée où elle demeure accessible au lecteur de façon permanente (exemple : une œuvre Internet ou diffusée sur cédérom).

|||||||||| ŒUVRE A LECTURE PUBLIQUE : Une œuvre à lecture publique est destinée à être lue sur une machine spécifique pour laquelle le programme a été réalisé. Elle est destinée à être lue de façon spectaculaire dans un espace public pendant une durée limitée (exemple : une installation textuelle).

La question de l’influence esthétique de la variabilité technologique du transitoire observable que nous venons de soulever ne concerne que les œuvres à lecture privée et non les œuvres à lecture publique. Dans une œuvre à lecture publique, elle est annulée car l’auteur a tout le loisir de créer ou modifier le programme sur la machine sur laquelle il va s’exécuter pour le lecteur. Un dispositif à lecture publique permet donc de reproduire les conditions d’une standardisation pour des œuvres où elle n’est pas possible Ö. Ce type de contexte reproduit une stabilité, au moins le temps de l’installation. Le transitoire observable, qui est un état non reproductible Ö, se comporte alors comme un objet : il est identique pour l’ensemble des lecteurs du contexte. Le contexte à lecture publique minimise de ce fait la différence de nature entre le texte numérique et le texte imprimable ou vidéo, alors que le contexte à lecture privée la maximise. [12] 

Le choix du contexte de lecture conditionne également le rôle du lecteur dans le dispositif de l’œuvre Ö.

On peut comparer mon poème Le Rabot-poète [13]  (2005) et l’installation Text Rain [14]  (Camille Utterback et Romy Achituv, 1999) pour percevoir cette différence. Ces deux œuvres utilisent l’interactivité pour créer une contrainte de lecture. Le Rabot-poète est à lecture privée, Text Rain à lecture publique. Elles n’utilisent pas les même mécanismes de contrainte.

Dans Text Rain, des mots tombent lettre à lettre sur un grand écran à partir du haut de celui-ci. Les spectateurs qui se trouvent devant cet écran y projettent leur ombre. Celle-ci est captée par un dispositif vidéo et la frontière des ombres est capturée par une analyse d’image. Cette frontière est utilisée comme limite inférieure pour la chute des mots, de sorte que les mots se reforment sur les pourtours supérieurs des ombres des spectateurs. Les lecteurs reconstruisent ainsi des mots par la position de leurs bras, se transformant en statues et parfois en danseurs pour faire évoluer le texte construit. Ils peuvent élaborer des stratégies coopératives pour former un texte. Cette implication corporelle du lecteur n’est possible que dans une œuvre à lecture publique. De même, le lecteur devient, par sa posture, un élément du spectacle observé par les autres lecteurs, ce qui n’a pas non plus d’équivalent dans une œuvre à lecture privée.

Dans une œuvre à lecture privée, au contraire, la relation entre l’œuvre et le lecteur demande à être expérimentée et n’est pas accessible par le simple fait d’être spectateur de la lecture d’un autre.


Rabot-poète
Capture-écran
BOOTZ Philippe, 2005
 

Dans Le Rabot-poète, un poème animé est masqué par une couleur unie, un aplat. L’animation se déroule quel que soit l’état de l’aplat, donc même si le texte n’est pas lisible. Pour lire ce poème, le lecteur doit bouger en permanence sa souris de haut en bas, ce qui a pour effet de « raboter » l’aplat et de dévoiler progressivement le texte. La vitesse de la manipulation conditionne la vitesse de disparition de l’aplat. Celui-ci se reforme régulièrement de sorte que le texte est difficile à lire et ne peut être appréhendé que par lambeaux, dans une lecture en « zapping ». Il est bien évident que cette action de « rabotage » inhabituelle et permanente perturbe grandement la lecture du texte animé. Mais il n’y a pas de moyen de le lire sans agir de la sorte. Ainsi donc, cette œuvre établit une relation paradoxale au lecteur puisque l’activité physique permet la lecture et l’interdit tout la fois en s’opposant à l’activité intellectuelle. Elle obéit ainsi à l’adage « la lecture interdit la lecture » que seule une prise en main effective du texte, chez soi, permet d’expérimenter sous toutes ses facettes. La relecture y est nécessaire. Les lecteurs consacrant en général peu de temps à une œuvre dans un contexte à lecture publique, celui-ci serait mal adapté à une telle œuvre.

Dans chacun de ces contextes, le médium informatique présente un caractère ludique et spectaculaire indéniable. Dans les œuvres à lecture publique, le dispositif peut être très sophistiqué, comporter des capteurs, et des éléments totalement non informatiques.

Par exemple, Genesis [15]  (Eduardo Kac, 1999) joue sur le code. Une phrase de la bible est traduite dans un code génétique injecté dans des bactéries. Elles sont ensuite éclairées en lumière UV, ce qui produit des transmutations génétiques qui altèrent le code génétique. Le nouveau code génétique est alors retranscrit sous forme alphabétique par un codage inverse, ce qui laisse apparaître une distorsion du texte original. L’expérience de transmutation biologique est paramétrée par les internautes qui, collectivement, règlent la lumière UV. L’œuvre se situe à la fois sur le Web où se fait l’interaction, et en installation où a lieu physiquement le processus de transformation. Dans une telle œuvre, le transitoire observable, en fait une projection sur le mur, ne joue qu’un rôle accessoire. Le médium informatique s’efface également devant la mise en scène de l’installation mais il est essentiel à l’œuvre.

Dans les œuvres à lecture privée, le transitoire observable est fondamental pour le lecteur. Le médium informatique s’efface ici derrière une de ses parties : l’écran. Au point que la littérature numérique est souvent assimilée à une littérature pour l’écran. Une telle assimilation néglige les multiples autres aspects de ces œuvres bien qu’ils soient pourtant, le plus souvent, responsables de la surprise et de la jouissance esthétique que procure la lecture de l’écran.

Une œuvre conçue pour un contexte de lecture publique ne peut pas, en général, être lue dans un contexte de lecture privée. C’est pourquoi on ne trouve sur le Web que des documents sur les installations. En revanche, une œuvre conçue pour une lecture privée peut souvent être lue dans un contexte à lecture publique, mais pas toujours. Par exemple, pour lire Passage dans une installation textuelle, il faut autoriser le lecteur à réinitialiser la lecture, sans quoi sa lecture s’inscrirait dans la suite de celle du lecteur précédent, ce qui annulerait tout le rôle de la relecture. Mais une telle réinitialisation annule le caractère à lecture unique de l’œuvre. Il n’est donc pas possible de la lire en installation, même si, techniquement, le programme peut s’y exécuter sans aucun problème. De façon paradoxale, exécuter Passage dans une installation publique n’est pas montrer l’œuvre mais un document sur l’œuvre car on perd dans tous les cas une composante esthétique fondamentale de cette œuvre, composante qui ne s’inscrit ni dans le visuel, ni dans le programme, mais dans le contexte de lecture !

Bien sûr, les œuvres à lecture privée et celles à lecture publique partagent des caractéristiques communes, surtout lorsqu’elles appartiennent à la même culture. Par exemple, Le Rabot-poète capture son lecteur en entravant ses possibilités de mouvement. Le lecteur en est réduit à devoir raboter devant la machine, à se mettre en situation « de peine » peu valorisante. La plupart des œuvres à lecture publique capturent également le lecteur. L’installation MeTapolis créée en 2000 au Mexique au musée Marco de Monterrey par Jean-Pierre Balpe, Miguel Chevalier et Jacopo Baboni-Schilingi combine trois générateurs : un générateur de textes de Jean-Pierre Balpe, un générateur vidéo de Miguel Chevalier et un générateur de musique de Jacopo Baboni-Schilingi. Les images proviennent de caméras de surveillance des carrefours de Monterrey ; les sons qui composent la musique ont été enregistré dans la ville ;. le générateur de texte traite de la ville et comporte des éléments de culture indienne urbaine de civilisations disparues (aztèques, mayas). L’interface matérielle constitue un des éléments les plus intéressant de cette installation. Elle se compose de 3 cylindres, chacun d’eux commandant un générateur. Trois capteurs lumineux se trouvent au sommet de chaque cylindre. Le spectateur placé devant un cylindre manipule le générateur correspondant en déplaçant la main horizontalement et de haut en bas au-dessus du cylindre. Les spectateurs sont donc amenés à coordonner leurs actions pour obtenir un résultat intéressant. L’œuvre est, pour eux, une œuvre collaborative. On peut aussi remarquer que le lecteur/spectateur se trouve réduit à jouer du tam-tam sur des cylindres devant la machine ! L’œuvre le capture.

Ainsi, la littérature numérique capture le lecteur quand elle ne le frustre pas Ö ! La littérature numérique française peut être très agressive pour ses lecteurs, mais toujours sur un mode ludique et dérisoire. Il n’y a pas de violence ici, juste le questionnement d’une posture, celle du lecteur, un questionnement qui renvoie bien sûr à la posture de toute lecture : êtes-vous libres devant votre journal et votre télévision ou manipulés, éventuellement jusqu’au point de singer la maîtrise de l’information et la liberté ? La littérature numérique nord-américaine est beaucoup moins agressive et estime, au contraire, accroître la liberté du lecteur Ö.





Références :

On trouvera la plupart des œuvres commentées dans cette fiche sur les cédéroms de la revue alire publiée par l’association MOTS-VOIR :

L’ensemble des numéros 1 à 9 de la revue alire est repris sur le cédérom Le Salon de Lecture Électronique, Villeneuve d’Ascq : MOTS-VOIR, 1995

alire10 /DOC(K)S, 1997
alire11, 2000
alire12, 2004

Ces cédéroms peuvent être commandés directement chez l’éditeur par les particuliers :
http://motsvoir.free.fr

les institutions (médiathèques, établissements d’enseignement…) qui doivent passer par un marché peuvent s’adresser au diffuseur Circle/Le serpent qui danse :
http://www.circle.fr/





Sommaire

  • Introduction

  • Qu'est-ce que la littérature numérique ?

  • Quel rôle joue le programme en littérature numérique ?

  • Comment les propriétés du médium informatique se manifestent-elles en littérature numérique ?

  • Qu'apporte l'interactivité à la littérature numérique ?

  • En quoi les avant-gardes poétiques du XXe siècle anticipent-elles la littérature numérique ?

  • Comment les nouvelles technologies ont-elles été introduites en littérature ?

  • Quel rôle jouent les réseaux en littérature numérique ?

  • Que sont les hypertextes et les hypermédias de fiction ?

  • Qui sont les auteurs d'hypertextes et d'hypermédias littéraires ?

  • Qu'est-ce que la littérature générative combinatoire ?

  • Qu'est-ce que la génération automatique de texte littéraire ?

  • Qu'est-ce que la poésie numérique animée ?

  • Quelles sont les formes de la poésie numérique animée ?

  • Conclusion : Qu'est-ce que le texte en littérature numérique ?

  • Références




    Notes :


    1 D’ABRIGEON Julien, Le bruit, alire11, 2000.

    2 RAHIME Nazura, Perjalanam Jiwa, 2001, alire12, 2004

    3 PETCHANATZ Christophe, Les yeux, alire10/DOC(K)S série 3 n° 14/15/16, 1997

    4 BURGAUD Patrick Henri, Orphée aphone, alire 12, 2004

    5 STRASSER Reiner et COVERLEY M.D., In the White Darkness, alire12, 2004.

    6 Burgaud, Patrick, « Orphée aphone : un hyper poème interactif et semi-génératif », alire12, 2004

    7 BOOTZ Philippe, Passage, 1996, alire 10/DOC(K)S série 3 n° 14/15/16, 1997.

    8 DUTEY.J, Le mange-texte, alire1, 1989.

    9 BOOTZ Philippe et FRÉMIOT Marcel, La série des U, 2003, alire12, 2004.

    10 BOOTZ Philippe et FRÉMIOT Marcel, Simulation, 2004, DOC(K)S n° 29/30/31/32 de la nature au clonage, 2005.

    11 LETON Xavier, Un et un et pas de deux, alire12, 2004.

    12 La question de lapréservation et de la muséologie de ces œuvres n'est pas prise en compte dans cette distinction.

    13 BOOTZ Philippe, Le rabot poète, DOC(K)S on line, 2005

    14 UTTERBACK Camille et ACHITUV Romy, Text Rain, 1999.

    15 KAC Eduardo, Genesis, 1999.



    © Leonardo/Olats & Philippe Bootz, décembre 2006
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